La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°820)
Chapitre V
Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu'elle se réveilla comme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait. Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n'eut pas même le cœur de prendre du café. Mais elle avait eu beau manger avec lenteur, il était à peine midi un quart, lorsqu'elle sortit du restaurant. Encore trois quarts d'heure à tuer ! Elle qui adorait Paris, qui aimait tant à en courir le pavé, librement, les rares fois où elle y venait, elle s'y sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se cacher. Les trottoirs séchaient déjà, un vent tiède achevait de balayer les nuages. Elle descendit la rue Tronchet, se trouva aumarché aux fleurs de la Madeleine, un de ces marchés de mars, si fleuris de primevères et d'azalées, dans les jours pâles de l'hiver finissant. Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hâtif, reprise par des songeries vagues, pensant à Jacques comme à un ennemi, qu'elle devait désarmer. Il lui semblait que sa visite rue du Rocher était faite, que tout allait bien de ce côté, qu'il lui restait seulement à obtenir le silence de ce garçon ; et c'était une entreprise compliquée, où elle se perdait, la tête travaillée de plans romanesques. Mais cela était sans fatigue, sans effroi, d'une douceur berçante. Puis, brusquement, elle vit l'heure, à l'horloge d'un kiosque : une heure dix. Sa course n'était pas faite, elle retombait durement dans l'angoisse du réel, elle se hâta de remonter vers la rue du Rocher.