La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°639)
Chapitre IV
C'était madame Bonnehon, la sœur de la victime. Elle avait embrassé sa nièce et serré la main du mari. Veuve depuis l'âge de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporté une grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de cœur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle était restée l'arbitre de la société rouennaise. Par occasion et par goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château, depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans une continuelle fête. Aujourd'hui, elle n'était point calmée encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune substitut, le fils d'un conseiller à la cour, monsieur Chaumette : elle travaillait à l'avancement du fils, elle comblait le père d'invitationset de prévenances. Et elle avait gardé aussi un bon ami des temps anciens, un conseiller également, un célibataire, monsieur Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés. Pendant des années, il avait eu sa chambre à Doinville. Maintenant, bien qu'il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que le souvenir. Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup. Cela, dans son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.