La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°305)

Chapitre II

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde frisait très bas sur le front ; et, de tout son être solide et souple, montait une sauvage énergie devolonté. Déjà une légende se formait sur elle, dans le pays. On contait des histoires, des sauvetages : une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un train ; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin, arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un express. Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre, cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les yeux en l'air, muette, immobile. Mais les premiers qui s'étaient risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la regarder ; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien, que personne ne la guettait plus. Enfin, le bruit se répandait de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe, à l'autre bout du tunnel : un nommé Ozil, un garçon d'une trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre, s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par elle d'un coup de bâton. Elle était vierge et guerrière, dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.

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