La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°259)
Chapitre II
Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards sur la voie, où tombait la nuit. Quand elle était valide, qu'elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais des rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la tête, depuis qu'elle demeurait les journées sur cette chaise, n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert, sansune âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, il défilait tant d'hommes et de femmes, dans le coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que la terre entière passait là, pas des français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul. Ça, c'était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays de Cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par wagon : il y en avait trop, elle n'y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaître des visages, celui d'un monsieur à barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant régulièrement le mercredi et le samedi. Mais l'éclair les emportait, elle n'était pas bien sûre de les avoir vus, toutes les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissant les unes dans les autres. Le torrent coulait, en ne laissant rien de lui. Et ce qui la rendait triste, c'était, sous ce roulement continu, sous tant de bien-être et tant d'argent promenés, de sentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu'elle fût là, en danger de mort, à ce point que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient à se croiser près de son cadavre, sans se douter seulement du crime, au fond de la maison solitaire.