La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°2036)

Chapitre XII

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d'une guerre prochaine, l'agitation qui gagnait la France entière, nuisirent beaucoup au retentissement des débats. Rouen n'en passa pas moins trois jours dans la fièvre, on s'écrasait aux portes de la salle, les places réservées étaient envahies par les dames de la ville. Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice. C'était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rouge semée d'abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d'un vieil or très doux. On étouffait déjà, avant que l'audience fût ouverte. Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également très regardé. Aux bancs du jury, s'alignaient douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer la salle.Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment, et l'appel des témoins agita de nouveau la foule d'un frémissement de curiosité : aux noms de madame Bonnehon et de monsieur de Lachesnaye, les têtes ondulèrent ; mais Jacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux. D'ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciations s'échangeaient. On leur trouvait l'air féroce et bas, deux bandits. Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée et crevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu'on se l'imaginait, vêtu d'une longue blouse bleue, le type même de l'assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon rencontrer au coin d'un bois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. A toutes les questions du président, Cabuche répondit qu'il ne savait pas : il ne savait pas comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritable assassin ; et il s'en tenait à son histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond des ténèbres. Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour sa malheureuse victime, il s'était mis à bégayer, dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes l'avaient empoigné par les bras : non, non ! il ne l'aimait point, il ne la désirait point, c'étaient des menteries, il aurait cru la salir, rien qu'à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage ! Ensuite, calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que desmonosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper. De même, Roubaud s'en tint à ce que l'accusation appelait son système : il raconta comment et pourquoi il avait tué Grandmorin, il nia toute participation à l'assassinat de sa femme ; mais il le faisait en phrases hachées, presque incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si troubles, la voix si empâtée, qu'il semblait par moments chercher et inventer les détails. Et, le président le poussant, lui démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les épaules, il refusa de répondre : à quoi bon dire la vérité, puisque c'était le mensonge qui était logique ? Cette attitude de dédain agressif à l'égard de la justice lui fit le plus grand tort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux accusés étaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire force de volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand les interrogatoires furent terminés, l'affaire était jugée, tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s'être livrés eux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sans importance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'évanouirent.

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