La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°2001)
Chapitre XII
D'abord, dès qu'il se fut transporté sur les lieux, à la Croix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine, monsieur Denizet fit arrêter Cabuche. Tout désignait ouvertement celui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantes de Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ils l'avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu. Interrogé, pressé de dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette chambre, le carrier bégaya une histoire, que le juge accueillit d'unhaussement d'épaules, tellement elle lui parut niaise et classique. Il l'attendait, cette histoire, toujours la même, de l'assassin imaginaires du coupable inventé, dont le vrai coupable disait avoir entendu la fuite, au travers de la campagne noire. Ce loup-garou était loin, n'est-ce pas ? s'il courait toujours. D'ailleurs, lorsqu'on lui demanda ce qu'il faisait devant la maison, à pareille heure, Cabuche se troubla, refusa de répondre, finit par déclarer qu'il se promenait. C'était enfantin, comment croire à cet inconnu mystérieux, assassinant, se sauvant, laissant toutes les portes ouvertes, sans avoir fouillé un meuble ni emporté même un mouchoir ? D'où serait-il venu ? pourquoi aurait-il tué ? Le juge, cependant, dès le début de son enquête, ayant su la liaison de la victime et de Jacques, s'inquiéta de l'emploi du temps de ce dernier ; mais, outre que l'accusé lui-même reconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour le train de quatre heures quatorze, l'aubergiste de Rouen jurait ses grands dieux que le jeune homme, couché tout de suite après son dîner, était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers sept heures. Et puis, un amant n'égorge pas sans raison une maîtresse qu'il adore, avec laquelle il n'a jamais eu l'ombre d'une querelle. Ce serait absurde. Non ! non ! il n'y avait qu'un assassin possible, un assassin évident, le repris de justice trouvé là, les mains rouges, le couteau à ses pieds, cette bête brute qui faisait à la justice des contes à dormir debout.