La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1906)
Chapitre XI
De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l'omnibus qui croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, à cinq minutes de distance. Jacques s'était arrêté, surpris. Cinq minutes seulement ! comme ce serait long, d'attendre une demi-heure ! Un besoin demouvement le poussait, il se remit à aller d'un bout de la chambre à l'autre. Il s'interrogeait déjà, inquiet, pareil à ces mâles qu'un accident nerveux frappe dans leur virilité : pourrait-il ? Il connaissait bien, en lui, la marche du phénomène, pour l'avoir suivie à plus de dix reprises : d'abord, une certitude, une résolution absolue de tuer ; puis, une oppression au creux de la poitrine, un refroidissement des pieds et des mains ; et, d'un coup, la défaillance, l'inutilité de la volonté sur les muscles devenus inertes. Afin de s'exciter par le raisonnement, il se répétait ce qu'il s'était dit tant de fois : son intérêt à supprimer cet homme, la fortune qui l'attendait en Amérique, la possession de la femme qu'il aimait. Le pis était que, tout à l'heure, en trouvant cette dernière demi-nue, il avait bien cru l'affaire manquée encore ; car il cessait de s'appartenir, dès que reparaissait son ancien frisson. Un instant, il venait de trembler devant la tentation trop forte, elle qui s'offrait, et ce couteau ouvert, qui était là. Mais, maintenant, il restait solide, bandé vers l'effort. Il pourrait. Et il continuait d'attendre l'homme, battant la chambre, de la porte à la fenêtre, passant à chaque tour près du lit, qu'il ne voulait point voir.