La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1682)
Chapitre X
Sa mère n'avait plus besoin de personne. Désormais, elle éprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre. C'était fini, elle l'avait embrassée, elle pouvait disposer de son existence et de celle des autres. D'habitude, entre les trains, elle s'échappait, disparaissait ; mais, ce matin-là, un intérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie. Le soleil montait à l'horizon, une tiède averse d'or tombait dans l'air pur ; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur, au milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sève d'avril. Un moment, elle s'était intéressée à Misard, dans sa cabane de planches, à l'autre bord de la ligne, visiblement agité, hors de sa somnolence habituelle : il sortait, rentrait, manœuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels coups d'œil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, à chercher toujours. Puis, elle l'avait oublié, ne le sachant même plus là. Elle était toute à l'attente, absorbée, la face muette et rigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté deBarentin. Et, là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever pour elle une vision, où s'acharnait la sauvagerie têtue de son regard.