La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1665)
Chapitre X
Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait un rail. Mais, le soir, n'étant plus de service, elle eut une idée, elle s'en alla, par le tunnel, rôder jusqu'à la bifurcation de Dieppe. C'était une de ses promenades, ce souterrain long d'une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où elle avait l'émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal aveuglant : chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce devait être ce péril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade. Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du gardien et s'être avancée jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face passerait à sa droite, elle avait eu l'imprudence de se retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant au Havre ; et, quand elle s'était remise en marche, un faux pas l'ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n'avait plus su de quel côté les feux rouges venaient de disparaître. Malgré son courage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s'était arrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d'un souffle d'épouvante.Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il était montant ou descendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et serait coupée au petit bonheur. D'un effort, elle tâchait de retenir sa raison, de se souvenir, de discuter. Puis, tout d'un coup, la terreur l'avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans un galop furieux. Non, non ! elle ne voulait pas être tuée, avant d'avoir tué les deux autres ! Ses pieds s'embarrassaient dans les rails, elle glissait, tombait, courait plus fort. C'était la folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour l'étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, des voix de menace, des grondements formidables. A chaque instant, elle tournait la tête, croyant sentir sur son cou l'haleine brûlante d'une machine. Deux fois, une subite certitude qu'elle se trompait, qu'elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course. Et elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin, avait paru une étoile, un œil rond et flambant, qui grandissait. Mais elle s'était bandée contre l'irrésistible envie de retourner encore sur ses pas. L'œil devenait un brasier, une gueule de four dévorante. Aveuglée, elle avait sauté à gauche, sans savoir ; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la souffletant que de son vent de tempête. Cinq minutes après, elle sortait du côté de Malaunay, saine et sauve.