La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1663)
Chapitre X
Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsédait. Elle savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques, emmenait aussi Séverine à Paris ; et elle ne vivait plus, dans une torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils allaient se posséder librement, là-bas. Oh ! ce train qui fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au dernier wagon, afin d'être emportée elle aussi ! Il lui semblait que toutes ces roues lui coupaient le cœur. Elle avait tant souffert, qu'un soir elle s'était cachée, voulant écrire à la justice ; car ce serait fini, si elle pouvait fairearrêter cette femme ; et elle qui avait surpris autrefois ses saletés avec le président Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ça aux juges, elle la livrait. Mais, la plume à la main, jamais elle ne put tourner la chose. Et puis, est-ce que la justice l'écouterait ? Tout ce beau monde devait s'entendre. Peut-être bien que ce serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis Cabuche. Non ! Elle voulait se venger, elle se vengerait seule, sans avoir besoin de personne. Ce n'était même pas une pensée de vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensée de faire du mal pour se guérir du sien ; c'était un besoin d'en finir, de culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés. Elle était très fière, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de son bon droit à être aimée ; et, quand elle s'en allait solitaire, par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir, l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux guerrières ennemies. Jamais encore un homme ne l'avait touchée, elle battait les mâles ; et c'était sa force invincible, elle serait victorieuse.