La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1647)
Chapitre X
Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l'envoya déclarer le décès à Doinville. Elle ne pouvait pas être de retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui. Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se sentait le ventre vide, n'ayant pas dîné, à cause de cette agonie qui n'en finissait plus. Et il mangeait debout, allant et venant, rangeant les choses. Des quintes de toux l'arrêtaient, plié en deux, à moitié mort lui-même, si maigre, si chétif, avec ses yeux ternes et ses cheveux décolorés, qu'il ne paraissait pas devoir jouir longtemps de sa victoire. N'importe, il l'avait mangée, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme l'insecte mange le chêne ; elle était sur le dos, finie, réduite à rien, et lui durait encore. Mais une idée lefit s'agenouiller, afin de prendre sous le lit une terrine, où se trouvait un reste d'eau de son, préparée pour un lavement : depuis qu'elle se doutait du coup, ce n'était plus dans le sel, c'était dans ses lavements qu'il mettait de la mort aux rats ; et, trop bête, ne se méfiant pas de ce côté-là, elle l'avait avalée tout de même, pour de bon cette fois-ci. Dès qu'il eut vidé la terrine dehors, il rentra, lava avec une éponge le carreau de la chambre, souillé de taches. Aussi pourquoi s'était-elle obstinée ? Elle avait voulu faire la maligne, tant pis ! Lorsque, dans un ménage, on joue à qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on ouvre l'œil. Il en était fier, il en ricanait comme d'une bonne histoire, de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en haut. A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison basse d'un tel souffle de tempête, que, malgré l'habitude, il se tourna vers la fenêtre, en tressaillant. Ah ! oui, ce continuel flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il écrasait en route, qui s'en moquait, tant il était pressé d'aller au diable ! Et, derrière le train, dans le lourd silence, il rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le coin retroussé des lèvres riait.