La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1592)
Chapitre IX
Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de sonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance, lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son lit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu ! en avait-il le droit ? Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape. Un jour qu'un chat s'était embarrassé dans ses jambes, il lui avait cassé les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai. Mais cet homme, son semblable ! Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C'était lui, à cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-même voulait être libre de l'épouser,de lui apporter son bien. Il ne faisait qu'écarter l'obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule ? Et, anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n'était pas à celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des rivaux ? Alors, puisque c'était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentit renaître sa résolution entière : dès le lendemain, il choisirait le lieu et l'heure, il préparerait l'acte. Le mieux, sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare, pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des maraudeurs, surpris, l'avaient tué. Là-bas, derrière les tas de charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer. Malgré son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la scène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin de l'étendre raide ; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il descendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, une protestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non, non, il ne frapperait pas ! Cela lui paraissait monstrueux, inexécutable, impossible. En lui, l'homme civilisé se révoltait, la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible échafaudage des idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé cela avec le lait des générations ; son cerveau affiné, meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu'il se mettait à le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement del'instinct ! Mais tuer en le voulant, par calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait !