La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1590)
Chapitre IX
Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui ronflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveau travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d'un drame qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Il cherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. En somme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutes étaient pour. Roubaud n'était-il pas l'unique obstacle à son bonheur ? Lui mort, il épousait Séverine qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il y avait l'argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait les camarades causer comme d'un pays où les mécaniciens remuaient l'or à la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en un rêve : une femme qui l'aimait passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large, l'ambition illimitée, ce qu'il voudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu'un geste à faire, rien qu'un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, et qu'on écrase. Il n'était pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoi l'épargner ? Aucune circonstance, absolument aucune ne plaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse à chaque question, l'intérêt des autres était qu'il mourût. Hésiter serait imbécile et lâche.