La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1557)
Chapitre IX
Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage. A deux reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé desprétextes ; et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était également pour l'éviter. Il l'aimait pourtant toujours, d'un désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître. Mais, dans ses bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige, qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de sentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme ; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux pour voir les signaux. A l'arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe. Il avait également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme de l'argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, le félicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent ; car, lui, savait bien que sa machine, depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la vaillante d'autrefois. Sans doute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des améliorations impraticables. Onles lui refusait, il en devenait plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s'en décourageait : à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait tout ce qu'il aimerait ? Et il apportait à sa maîtresse cette rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni la fatigue.