La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1495)
Chapitre IX
Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait. Peut-être ne disparaissait-il ainsi que pour revenir à l'improviste et les trouver aux bras l'un de l'autre. Mais cette crainte ne se réalisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient à un tel point, qu'il n'était plus jamais là, s'échappant dès qu'il était libre, ne rentrant qu'à la minute précise où le service le réclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dix heures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaître avant onze heures et demie ; et, le soir, à cinq heures, lorsque son collègue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la nuit entière. A peine prenait-il quelques heures de sommeil. Il en était de même des semaines de nuit, libre alors dès cinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sansdoute, en tout cas ne revenant qu'à cinq heures du soir. Longtemps, dans ce désarroi, il avait gardé une ponctualité d'employé modèle, toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu'il ne tenait pas sur les jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne. Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà, l'autre sous-chef, Moulin, avait dû l'attendre une heure ; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu'il ne reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter une réprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n'était plus l'homme actif, n'expédiant ou ne recevant un train qu'après avoir tout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, il s'endormait d'un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau. Eveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d'une voix blanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l'exécution. Tout marchait quand même, par la force acquise de l'habitude, sauf un tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurs lancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement, s'égayaient, en contant qu'il faisait la noce.