La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1233)
Chapitre VII
Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Mais celle-ci s'y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir : dans la tranchée surtout, on enfonçait jusqu'aux hanches ; et, à deux reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise, submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main du jeune homme du Havre ; tandis que son mari déblatérait contre la France, avec l'Américain. Lorsqu'on fut sorti de la tranchée, la marche devint plus commode ; mais on suivait un remblai, la petite troupe s'avança sur une ligne, battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige. Enfin, l'on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vaste heureusement. Tout ce qu'elle inventa, ce fut d'aller chercher des planches et d'établir deux bancs, à l'aide des chaises qu'elle avait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l'âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait point lui en demander davantage. Elle n'avait pas prononcé une parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deuxvisages seulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois : celui de l'Américain et celui du jeune homme du Havre ; et elle les examinait, ainsi qu'on étudie l'insecte bourdonnant, posé enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-delà de leurs traits. Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d'une race différente, des habitants d'une terre inconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des mœurs, des idées, qu'elle n'aurait jamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu'elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire ; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois qu'elle avait eu le caprice d'accompagner à Londres son mari, qui s'y rendait deux fois l'an. Tous se lamentaient, à l'idée d'être bloqués dans ce désert : il faudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, mon Dieu ! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.