La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1106)

Chapitre VI

Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans, lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme elle le disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours de cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux que lorsqu'il l'avait à sa table. Seulement, cette distraction ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre l'air. La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit café du cours Napoléon, où il retrouvait monsieur Cauche, le commissaire de surveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum ; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dans des parties de piquet interminables. Monsieur Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait les parties ; on en était venu à jouer cent sous ; et, dès lors, Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là, son service n'en avait pas souffert : il s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade ; car il avait une déveine extraordinaire, il finissait par s'endetter.

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