La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1034)

Chapitre VI

A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu'à neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Le train de marée l'occupait particulièrement : c'étaient les manœuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à surveiller de près. Puis, lorsque l'express de Paris était arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranches de pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare à minuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout le personnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres du sous-chef. Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps de garde ; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux aguets. De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait, faisait uneronde, poussait jusqu'au poste de l'aiguilleur, où il causait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre. A la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche. Et, jusqu'à l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout, effaré.

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