La Bête humaine

La Bête humaine (paragraphe n°1033)

Chapitre VI

La première fois que Jacques chuchota à l'oreille de Séverine qu'il l'attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le Dépôt, elle se révolta, elle retira sa main violemment. C'était sa semaine de liberté, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l'avait prise, à lu pensée de sortir de chez elle, d'aller retrouver ce garçon si loin, à travers les ténèbres de la gare. Elle éprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue, la peur des vierges ignorantes dont le cœur bat ; et elle ne céda point tout de suite, il dut la prier pendant près de quinze jours, avant qu'elle consentit, malgré l'ardent désir où elle était elle-même de cette promenade nocturne. Juin commençait, les soirées devenaient brûlantes, à peine rafraîchies par la brise de mer. Trois fois déjà, il l'avait attendue, espérant toujours qu'elle le rejoindrait, malgré son refus. Ce soir-là, elle avait dit non encore ; mais la nuit était sans lune, une nuit de ciel couvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume ardente qui assourdissait le ciel. Et, comme il était debout, dans l'ombre, il la vit enfin venir, vêtue de noir, d'un pas muet. Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frôlé sans le reconnaître, s'il ne l'avait arrêtée dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un léger cri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses lèvres sur les siennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marchèrent, ils causèrent à voix très basse, serrés l'un contre l'autre. Il y avait là un vaste espace occupé par le Dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d'un passage à niveau : sorte d'immense terrain vague, encombré de voies de garage, de réservons, de prises d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat entourée d'un potager large comme la main, les masures où étaient installés les ateliers de réparation, le corps de garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs ; et rien n'était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à soulager leurs cœurs des paroles amies, amassées depuis si longtemps ; car elle ne voulait entendre parler que d'affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu'elle neserait jamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s'estimer. Puis, il l'accompagna jusqu'à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra.

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