La Bête humaine
La Bête humaine (paragraphe n°1007)
Chapitre VI
Pour Séverine, surtout, l'existence redevint ainsi très douce. Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à la mère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travaux d'aiguille. Elle avait commencé une œuvre interminable, tout un couvre-pied brodé, qui menaçait de l'occuper sa vie entière. Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercée par les départs et les arrivées de trains, qui marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi qu'une horloge. Dans les premiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs deplaques tournantes, roulements de foudre, ces trépidations brusques, pareilles à des tremblements de terre, qui la secouaient avec les meubles, l'avaient affolée. Puis, peu à peu, l'habitude était venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie ; et, maintenant, elle s'y plaisait, son calme était fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu'au déjeuner, elle voyageait d'une pièce dans l'autre, causait avec la femme de ménage, les mains inertes. Puis, elle passait les longs après-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire. Les semaines où son mari remontait se coucher au petit jour, elle l'entendait ronfler jusqu'au soir ; et, du reste, c'était devenu pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme autrefois, avant d'être mariée, tenant toute la largeur du lit, se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient le ciel, au-dessus du fartage de zinc, qui coupait l'horizon, à quelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cet éternel mur ; elle la sentait toujours présente, son ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur ; cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu'elle cultivait dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissant sa solitude. Parfois, elle parlait d'elle comme d'une recluse, au fond d'un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait la fenêtre ; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon ; et là, enfin, il fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassins plantés dela haute futaie des mâts, la mer immense, d'un vert pâle, à l'infini.