Tante Phasie était morte, le jeudi soir, à neuf heures, dans une dernière convulsion ; et, vainement, Misard, qui attendait près de son lit, avait essayé de lui fermer les paupières : les yeux obstinés restaient ouverts, la tête s'était raidie, penchée un peu sur l'épaule, comme pour regarder dans la chambre, tandis qu'un retrait des lèvres semblait les retrousser, d'un rire goguenard. Une seule chandelle brûlait, plantée au coin d'une table, près d'elle. Et les trains qui, depuis neuf heures, passaient là, à toute vitesse, dans l'ignorance de cette morte tiède encore, l'ébranlaient une seconde, sous la flamme vacillante de la chandelle.
Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l'envoya déclarer le décès à Doinville. Elle ne pouvait pas être de retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui. Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se sentait le ventre vide, n'ayant pas dîné, à cause de cette agonie qui n'en finissait plus. Et il mangeait debout, allant et venant, rangeant les choses. Des quintes de toux l'arrêtaient, plié en deux, à moitié mort lui-même, si maigre, si chétif, avec ses yeux ternes et ses cheveux décolorés, qu'il ne paraissait pas devoir jouir longtemps de sa victoire. N'importe, il l'avait mangée, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme l'insecte mange le chêne ; elle était sur le dos, finie, réduite à rien, et lui durait encore. Mais une idée lefit s'agenouiller, afin de prendre sous le lit une terrine, où se trouvait un reste d'eau de son, préparée pour un lavement : depuis qu'elle se doutait du coup, ce n'était plus dans le sel, c'était dans ses lavements qu'il mettait de la mort aux rats ; et, trop bête, ne se méfiant pas de ce côté-là, elle l'avait avalée tout de même, pour de bon cette fois-ci. Dès qu'il eut vidé la terrine dehors, il rentra, lava avec une éponge le carreau de la chambre, souillé de taches. Aussi pourquoi s'était-elle obstinée ? Elle avait voulu faire la maligne, tant pis ! Lorsque, dans un ménage, on joue à qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on ouvre l'œil. Il en était fier, il en ricanait comme d'une bonne histoire, de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en haut. A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison basse d'un tel souffle de tempête, que, malgré l'habitude, il se tourna vers la fenêtre, en tressaillant. Ah ! oui, ce continuel flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il écrasait en route, qui s'en moquait, tant il était pressé d'aller au diable ! Et, derrière le train, dans le lourd silence, il rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le coin retroussé des lèvres riait.
Misard, si flegmatique, fut pris d'un petit mouvement de colère. Il entendait bien, elle lui disait : Cherche ! cherche ! Mais sûrement qu'elle ne les emportait pas avec elle, ses mille francs ; et, maintenant qu'elle n'y était plus, il finirait par les trouver. Est-ce qu'elle n'aurait pas dû les donner de bon cœur ? ça aurait évité tous ces ennuis. Lesyeux partout le suivaient. Cherche ! cherche ! Cette chambre, où il n'avait point osé fouiller, tant qu'elle y avait vécu, il la parcourait du regard. Dans l'armoire, d'abord : il prit les clefs sous le traversin, bouleversa les planches chargées de linge, vida les deux tiroirs, les enleva même, pour voir s'il n'y avait pas de cachette. Non, rien ! Ensuite, il songea à la table de nuit. Il en décolla le marbre, le retourna, inutilement. Derrière la glace de la cheminée, une mince glace de foire, fixée par deux clous, il pratiqua aussi un sondage, glissa une règle plate, ne retira qu'un floconnement noir de poussière. Cherche ! cherche ! Alors, pour échapper aux yeux grands ouverts qu'il sentait sur lui, il se mit à quatre pattes, tapant le carreau à légers coups de poing, écoutant si quelque résonance ne lui révélerait pas un vide. Plusieurs carreaux étaient descellés, il les arracha. Rien, toujours rien ! Lorsqu'il fut debout de nouveau, les yeux le reprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le regard fixe de la morte ; tandis que, du coin de ses lèvres retroussées, elle accentuait son terrible rire. Il n'en doutait plus, elle se moquait de lui. Cherche ! cherche ! La fièvre le gagnait, il s'approcha d'elle, envahi d'un soupçon, d'une idée sacrilège, qui pâlissait encore sa face blême. Pourquoi avait-il cru que, sûrement, elle ne les emportait pas, ses mille francs ? peut-être bien tout de même qu'elle les emportait. Et il osa la découvrir, la dévêtir, il la visita, chercha à tous les plis de ses membres, puisqu'elle lui disait de chercher. Sous elle, derrière sa nuque, derrière ses reins, il chercha. Le lit fut bouleversé, il enfonça son bras jusqu'à l'épaule dans la paillasse. Il ne trouva rien. Cherche ! cherche ! Et la tête, retombée sur l'oreiller endésordre, le regardait toujours de ses prunelles goguenardes.
Comme Misard, furieux et tremblant, tâchait d'arranger le fit, Flore rentra, de retour de Doinville.
Ce sera pour après-demain samedi, onze heures, dit-elle.
Elle parlait de l'enterrement. Mais, d'un coup d'œil, elle avait compris à quelle besogne Misard s'était essoufflé, pendant son absence. Elle eut un geste d'indifférence dédaigneuse.
Laissez donc, vous ne les trouverez pas.
Il s'imagina qu'elle aussi le bravait. Et, s'avançant, les dents serrées :
Elle te les a donnés, tu sais où ils sont.
L'idée que sa mère avait pu donner ses mille francs à quelqu'un, même à elle, sa fille, lui fit hausser les épaules.
Ah ! ouitche ! donnés... Donnés à la terre, oui !... Tenez, ils sont par là, vous pouvez chercher.
Et, d'un geste large, elle indiqua la maison entière, le jardin avec son puits, la ligne ferrée, toute la vaste campagne. Oui, par-là, au fond d'un trou, quelque part où jamais plus personne ne les découvrirait. Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il se remettait à bousculer les meubles, à taper dans les murs, sans se gêner devant elle, la jeune fille, debout près de la fenêtre, continua à demi-voix :
Oh ! il fait doux dehors, la belle nuit !... J'ai marché vite, les étoiles éclairent comme en plein jour... Demain, quel beau temps, au lever du soleil !
Un instant, Flore resta devant la fenêtre, les yeux dans cette campagne sereine, attendrie par les premières tiédeurs d'avril, et dont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie avivée de son tourment. Mais, lorsqu'elle entendit Misard quitter la chambre et s'acharner dans les pièces voisines, elle s'approcha du lit à son tour, elle s'assit, les regards sur sa mère. Au coin de la table, la chandelle brûlait toujours, d'une flamme haute et immobile. Un train passa, qui secoua la maison.
La résolution de Flore était de rester la nuit là, et elle réfléchissait. D'abord, la vue de la morte la tira de son idée fixe, de la chose qui la hantait, qu'elle avait débattue sous les étoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route de Doinville. Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance : pourquoi n'avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de sa mère ? et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-elle pas ? Elle l'aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie de grande fille muette, s'échappant sans cesse, battant les champs, dès qu'elle n'était pas de service. Vingt fois, pendant la dernière crise qui devait la tuer, elle était venue s'asseoir là, pour la supplier de faire appeler un médecin ; car elle se doutait du coup de Misard, elle espérait que la peur l'arrêterait. Mais elle n'avait jamais obtenu de la malade qu'un non furieux, comme si cette dernière eût mis l'orgueil de la lutte à n'accepter de secours de personne, certaine quand même de la victoire, puisqu'elle emporterait l'argent ; et, alors, elle n'intervenait point,reprise elle-même de son mal, disparaissant, galopant pour oublier. C'était cela, certainement, qui lui barrait le cœur : lorsqu'on a un trop gros chagrin, il n'y a plus de place pour un autre ; sa mère était partie, elle la voyait là, détruite, si pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de son effort. Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisque tout allait crouler ? Et, peu à peu, invinciblement, bien que son regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l'apercevoir, elle retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière par l'idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n'ayant plus que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le passage, pour elle, sonnait les heures.
Depuis un instant, au loin, grondait l'approche d'un omnibus de Paris. Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec son fanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup d'incendie.
Une heure dix-huit, pensa-t-elle. Encore sept heures. Ce matin, à huit heures seize, ils passeront.
Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsédait. Elle savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques, emmenait aussi Séverine à Paris ; et elle ne vivait plus, dans une torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils allaient se posséder librement, là-bas. Oh ! ce train qui fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au dernier wagon, afin d'être emportée elle aussi ! Il lui semblait que toutes ces roues lui coupaient le cœur. Elle avait tant souffert, qu'un soir elle s'était cachée, voulant écrire à la justice ; car ce serait fini, si elle pouvait fairearrêter cette femme ; et elle qui avait surpris autrefois ses saletés avec le président Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ça aux juges, elle la livrait. Mais, la plume à la main, jamais elle ne put tourner la chose. Et puis, est-ce que la justice l'écouterait ? Tout ce beau monde devait s'entendre. Peut-être bien que ce serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis Cabuche. Non ! Elle voulait se venger, elle se vengerait seule, sans avoir besoin de personne. Ce n'était même pas une pensée de vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensée de faire du mal pour se guérir du sien ; c'était un besoin d'en finir, de culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés. Elle était très fière, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de son bon droit à être aimée ; et, quand elle s'en allait solitaire, par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir, l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux guerrières ennemies. Jamais encore un homme ne l'avait touchée, elle battait les mâles ; et c'était sa force invincible, elle serait victorieuse.
La semaine d'auparavant, l'idée brusque s'était plantée, enfoncée en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'où : les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus là-bas ensemble. Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à l'instinct sauvage de détruire. Quand une épine restait dans sa chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupé le doigt. Les tuer, les tuer la première fois qu'ils passeraient ; et, pour cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher un rail, enfin tout casser, tout engloutir. Lui, certainement, sur samachine, y resterait, les membres aplatis ; la femme, toujours dans la première voiture, pour être plus près, n'en pouvait réchapper ; quant aux autres, à ce flot continuel de monde, elle n'y songeait seulement pas. Ce n'était personne, est-ce qu'elle les connaissait ? Et cet écrasement d'un train, ce sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang et de douleur humaine, pour qu'elle y pût baigner son cœur énorme, gonflé de larmes.
Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait un rail. Mais, le soir, n'étant plus de service, elle eut une idée, elle s'en alla, par le tunnel, rôder jusqu'à la bifurcation de Dieppe. C'était une de ses promenades, ce souterrain long d'une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où elle avait l'émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal aveuglant : chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce devait être ce péril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade. Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du gardien et s'être avancée jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face passerait à sa droite, elle avait eu l'imprudence de se retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant au Havre ; et, quand elle s'était remise en marche, un faux pas l'ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n'avait plus su de quel côté les feux rouges venaient de disparaître. Malgré son courage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s'était arrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d'un souffle d'épouvante.Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il était montant ou descendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et serait coupée au petit bonheur. D'un effort, elle tâchait de retenir sa raison, de se souvenir, de discuter. Puis, tout d'un coup, la terreur l'avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans un galop furieux. Non, non ! elle ne voulait pas être tuée, avant d'avoir tué les deux autres ! Ses pieds s'embarrassaient dans les rails, elle glissait, tombait, courait plus fort. C'était la folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour l'étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, des voix de menace, des grondements formidables. A chaque instant, elle tournait la tête, croyant sentir sur son cou l'haleine brûlante d'une machine. Deux fois, une subite certitude qu'elle se trompait, qu'elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course. Et elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin, avait paru une étoile, un œil rond et flambant, qui grandissait. Mais elle s'était bandée contre l'irrésistible envie de retourner encore sur ses pas. L'œil devenait un brasier, une gueule de four dévorante. Aveuglée, elle avait sauté à gauche, sans savoir ; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la souffletant que de son vent de tempête. Cinq minutes après, elle sortait du côté de Malaunay, saine et sauve.
Il était neuf heures, encore quelques minutes, et l'express de Paris serait là. Tout de suite, elle avait continué, d'un pas de promenade, jusqu'à la bifurcation de Dieppe, à deux cents mètres, examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait la servir.Justement, sur la voie de Dieppe, en réparation, stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d'y aiguiller ; et, dans une illumination subite, elle trouva, arrêta un plan : empêcher simplement l'aiguilleur de remettre l'aiguille sur la voie du Havre, de sorte que l'express irait se briser contre le train de ballast. Cet Ozil, depuis le jour où il s'était rué sur elle, ivre de désir, et où elle lui avait à demi fendu le crâne d'un coup de bâton, elle lui gardait de l'amitié, aimait à lui rendre ainsi des visites imprévues, à travers le tunnel, en chèvre échappée de sa montagne. Ancien militaire, très maigre et peu bavard, tout à la consigne, il n'avait pas encore une négligence à se reprocher, l'œil ouvert de jour et de nuit. Seulement, cette sauvage, qui l'avait battu, forte comme un garçon, lui retournait la chair, rien que d'un appel de son petit doigt. Bien qu'il eût quatorze ans de plus qu'elle, il la voulait, et s'était juré de l'avoir, en patientant, en étant aimable, puisque la violence n'avait pas réussi. Aussi, cette nuit-là, dans l'ombre, lorsqu'elle s'était approchée de son poste, l'appelant au-dehors, l'avait-il rejointe, oubliant tout. Elle l'étourdissait, l'emmenait vers la campagne, lui contait des histoires compliquées, que sa mère était malade, qu'elle ne resterait pas à la Croix-de-Maufras, si elle la perdait. Son oreille, au loin, guettait le grondement de l'express, quittant Malaunay, s'approchant à toute vapeur. Et, quand elle l'avait senti là, elle s'était retournée, pour voir. Mais elle n'avait pas songé aux nouveaux appareils d'enclenchement : la machine, en s'engageant sur la voie de Dieppe, venait, d'elle-même, de mettre le signal à l'arrêt ; et le mécanicien avait eu le temps d'arrêter, à quelques pas du train de ballast, Ozil, avec le cri d'un homme qui s'éveille sous l'effondrementd'une maison, regagnait son poste en courant ; tandis qu'elle, raidie, immobile, suivait, du fond des ténèbres, la manœuvre nécessitée par l'accident. Deux jours après, l'aiguilleur, déplacé, était venu lui faire ses adieux, ne soupçonnant rien, la suppliant de le rejoindre, dès qu'elle n'aurait plus sa mère. Allons ! le coup était manqué, il fallait trouver autre chose.
A ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie qui obscurcissait le regard de Flore, s'en alla ; et, de nouveau, elle aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de la chandelle. Sa mère n'était plus, devait-elle donc partir, épouser Ozil qui la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être ? Tout son être se souleva. Non, non ! si elle était assez lâche pour laisser vivre les deux autres, et pour vivre elle-même, elle aurait préféré battre les routes, se louer comme servante, plutôt que d'être à un homme qu'elle n'aimait pas. Et un bruit inaccoutumé lui ayant fait prêter l'oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche, était en train de fouiller le sol battu de la cuisine : il s'enrageait à la recherche du magot, il aurait éventré la maison. Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-là non plus. Qu'allait-elle faire ? Une rafale souffla, les murs tremblèrent, et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise, ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des lèvres. C'était le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente machine.
Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient, dans la sérénité de la nuit printanière.
Trois heures dix. Encore cinq heures, et ils passeront.
Elle recommencerait, elle souffrait trop. Les voir, les voir ainsi chaque semaine aller à l'amour, cela était au-dessus de ses forces. Maintenant qu'elle était certaine de ne jamais posséder Jacques à elle seule, elle préférait qu'il ne fût plus, qu'il n'y eût plus rien. Et cette lugubre chambre où elle veillait l'enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de l'anéantissement de tout. Puisqu'il ne restait personne qui l'aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère. Des morts, il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait tous d'un coup. Sa sœur était morte, sa mère était morte, son amour était mort : quoi faire ? être seule, rester ou partir, seule toujours, lorsqu'ils seraient deux, les autres. Non, non ! que tout croulât plutôt, que la mort, qui était là, dans cette chambre fumeuse, soufflât sur la voie et balayât le monde !
Alors, décidée après ce long débat, elle discuta le meilleur moyen de mettre son projet à exécution. Et elle en revint à l'idée d'enlever un rail. C'était le moyen le plus sûr, le plus pratique, d'une exécution facile : rien qu'à chasser les coussinets avec un marteau, puis à faire sauter le rail des traverses. Elle avait les outils, personne ne la verrait, dans ce pays désert. Le bon endroit à choisir était certainement, après la tranchée, en allant vers Barentin, la courbe qui traversait un vallon, sur un remblai de sept ou huit mètres : là, le déraillement devenait certain, la culbute serait effroyable. Mais le calcul des heures qui l'occupa ensuite la laissa anxieuse. Sur la voie montante, avant l'express du Havre, quipassait à huit heures seize, il n'y avait qu'un train omnibus à sept heures cinquante-cinq. Cela lui donnait donc vingt minutes pour faire le travail, ce qui suffisait. Seulement, entre les trains réglementaires, on lançait souvent des trains de marchandises imprévus, surtout aux époques des grands arrivages. Et quel risque inutile alors ! Comment savoir à l'avance si ce serait bien l'express qui viendrait se briser là ? Longtemps, elle roula les probabilités dans sa tête. Il faisait nuit encore, une chandelle brûlait toujours, noyée de suif, avec une haute mèche charbonnée, qu'elle ne mouchait plus.
Comme justement un train de marchandises arrivait, venant de Rouen, Misard rentra. Il avait les mains pleines de terre, ayant fouillé le bûcher ; et il était haletant, éperdu de ses recherches vaines, si enfiévré d'impuissante rage, qu'il se remit à chercher sous les meubles, dans la cheminée, partout. Le train interminable n'en finissait pas, avec le fracas régulier de ses grosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son lit. Et, lui, en allongeant le bras pour décrocher un petit tableau pendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le suivaient ; tandis que les lèvres remuaient, avec leur rire.
Il devint blême, il grelotta, bégayant dans une colère épouvantée.
Oui, oui, cherche ! cherche !... Va, je les trouverai, nom de Dieu ! quand je devrais retourner chaque pierre de la maison et chaque motte de terre du pays !
Le train noir était passé, d'une lenteur écrasante dans les ténèbres, et la morte, redevenue immobile, regardaittoujours son mari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu'il disparut de nouveau, en laissant la porte ouverte.
Flore, distraite dans ses réflexions, s'était levée. Elle referma la porte, pour que cet homme ne revînt pas déranger sa mère. Et elle s'étonna de s'entendre dire tout haut :
Dix minutes auparavant, ce sera bien.
En effet, elle aurait le temps en dix minutes. Si, dix minutes avant l'express, aucun train n'était signalé, elle pouvait se mettre à la besogne. Dès lors, la chose étant réglée, certaine, son anxiété tomba, elle fut très calme.
Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraîche, d'une limpidité pure. Malgré le petit froid vif, elle ouvrit la fenêtre toute grande, et la délicieuse matinée entra dans la chambre lugubre, pleine d'une fumée et d'une odeur de mort. Le soleil était encore sous l'horizon, derrière une colline couronnée d'arbres ; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les pentes, inondant les chemins creux, dans la gaieté vivante de la terre, à chaque printemps nouveau. Elle ne s'était pas trompée, la veille : il ferait beau, ce matin-là, un de ces temps de jeunesse et de radieuse santé, où l'on aime vivre. Dans ce pays désert, parmi les continuels coteaux, coupés de vallons étroits, qu'il serait bon de s'en aller le long des sentiers de chèvre, à sa libre fantaisie ! Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme éteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pâle. La morte semblait maintenant regarder sur la voie, où les trains continuaient à secroiser, sans même remarquer cette lueur pâlie de cierge, près de ce corps.
Au jour seulement, Flore reprenait son service. Et elle ne quitta la chambre que pour l'omnibus de Paris, à six heures douze. Misard, lui aussi, à six heures, venait de remplacer son collègue, le stationnaire de nuit. Ce fut à son appel de trompe qu'elle vint se planter devant la barrière, le drapeau à la main. Un instant, elle suivit le train des yeux.
Encore deux heures, pensa-t-elle tout haut.
Sa mère n'avait plus besoin de personne. Désormais, elle éprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre. C'était fini, elle l'avait embrassée, elle pouvait disposer de son existence et de celle des autres. D'habitude, entre les trains, elle s'échappait, disparaissait ; mais, ce matin-là, un intérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie. Le soleil montait à l'horizon, une tiède averse d'or tombait dans l'air pur ; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur, au milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sève d'avril. Un moment, elle s'était intéressée à Misard, dans sa cabane de planches, à l'autre bord de la ligne, visiblement agité, hors de sa somnolence habituelle : il sortait, rentrait, manœuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels coups d'œil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, à chercher toujours. Puis, elle l'avait oublié, ne le sachant même plus là. Elle était toute à l'attente, absorbée, la face muette et rigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté deBarentin. Et, là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever pour elle une vision, où s'acharnait la sauvagerie têtue de son regard.
Les minutes s'écoulèrent, Flore ne bougeait pas. Enfin, lorsque, à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se leva, ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing. Déjà, au loin, le train se perdait, après avoir secoué le sol ; et on l'entendit s'engouffrer dans le tunnel, où le bruit cessa. Elle n'était pas retournée sur le banc, elle demeurait debout, à compter de nouveau les minutes. Si, dans dix minutes, aucun train de marchandises n'était signalé, elle courrait là-bas, au-delà de la tranchée, faire sauter un rail. Elle était très calme, la poitrine seulement serrée, comme sous le poids énorme de l'acte. D'ailleurs, à ce dernier moment, la pensée que Jacques et Séverine approchaient, qu'ils passeraient là encore, allant à l'amour, si elle ne les arrêtait pas, suffisait à la raidir, aveugle et sourde, dans sa résolution, sans que le débat même recommençât en elle : c'était l'irrévocable, le coup de patte de la louve qui casse les reins au passage. Elle ne voyait toujours, dans l'égoïsme de sa vengeance, que leurs deux corps mutilés, sans se préoccuper de la foule, du flot de monde qui défilait devant elle, depuis des années, inconnu. Des morts, du sang, le soleil en serait caché peut-être, ce soleil dont la gaieté tendre l'irritait.
Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, elle partait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Bécourt, l'arrêtèrent. Une voiture, un fardier sans doute. On lui demanderait le passage, il lui faudrait ouvrir labarrière, causer, rester là : impossible d'agir, le coup serait manqué. Et elle eut un geste d'enragée insouciance, elle prit sa course, lâchant son poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui se débrouillerait. Mais un fouet claqua dans l'air matinal, une voix cria gaiement :
Eh ! Flore !
C'était Cabuche. Elle fut clouée au sol, arrêtée dès son premier élan, devant la barrière même.
Quoi donc ? continua-t-il, tu dors encore, par ce beau soleil ? Vite, que je passe avant l'express !
En elle, un écroulement se faisait. Le coup était manqué, les deux autres iraient à leur bonheur, sans qu'elle trouvât rien pour les briser là. Et, tandis qu'elle ouvrait lentement la vieille barrière à demi pourrie, dont les ferrures grinçaient dans leur rouille, elle cherchait furieusement un obstacle, quelque chose qu'elle pût jeter en travers de la voie, désespérée à ce point, qu'elle s'y serait allongée elle-même, si elle s'était crue d'os assez durs pour faire sauter la machine hors des rails. Mais ses regards venaient de tomber sur le fardier, l'épaisse et basse voiture, chargée de deux blocs de pierre, que cinq vigoureux chevaux avaient de la peine à traîner. Enormes, hauts et larges, d'une masse géante à barrer la route, ces blocs s'offraient à elle ; et ils éveillèrent, dans ses yeux, une brusque convoitise, un désir fou de les prendre, de les poser là. La barrière était grande ouverte, les cinq bêtes suantes, soufflantes, attendaient.
Qu'as-tu, ce matin ? reprit Cabuche. Tu as l'air tout drôle.
Alors, Flore parla.
Ma mère est morte hier soir.
Il eut un cri de douloureuse amitié. Posant son fouet, il lui serrait les mains dans les siennes.
Oh ! ma pauvre Flore ! Il fallait s'y attendre depuis longtemps, mais c'est si dur tout de même !... Alors, elle est là, je veux la voir, car nous aurions fini par nous entendre, sans le malheur qui est arrivé.
Doucement, il marcha avec elle jusqu'à la maison. Sur le seuil, pourtant, il eut un regard vers ses chevaux. D'une phrase, elle le rassura.
Pas de danger qu'ils bougent ! Et puis, l'express est loin.
Elle mentait. De son oreille exercée, dans le frisson tiède de la campagne, elle venait d'entendre l'express quitter la station de Barentin. Encore cinq minutes, et il serait là, il déboucherait de la tranchée, à cent mètres du passage à niveau. Tandis que le carrier, debout dans la chambre de la morte, s'oubliait, songeant à Louisette, très ému, elle, restée dehors, devant la fenêtre, continuait d'écouter, au loin, le souffle régulier de la machine, de plus en plus proche. Brusquement, l'idée de Misard lui vint. Il devait la voir, il l'empêcherait ; et elle eut un coup à la poitrine, lorsque, s'étant tournée, elle ne l'aperçut pas à son poste. De l'autre côté de la maison, elle le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits, n'ayant pu résister à sa folie de recherches, pris sans doute de la certitude subite que le magot était là : tout à sa passion, aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait. Et ce fut, pour elle,l'excitation dernière. Les choses elles-mêmes le voulaient. Un des chevaux se mit à hennir, tandis que la machine, au-delà de la tranchée, soufflait très haut, en personne pressée qui accourt.
Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche. N'aie pas peur.
Elle s'élança, prit le premier cheval par le mors, tira, de toute sa force de lutteuse. Les chevaux se raidirent ; un instant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sans démarrer ; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, en bête de renfort, il s'ébranla, s'engagea sur la voie. Et il était en plein sur les rails, lorsque l'express, là-bas, à cent mètres, déboucha de la tranchée. Alors, pour immobiliser le fardier, de crainte qu'il ne traversât, elle retint l'attelage, dans une brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres craquèrent. Elle qui avait sa légende, dont on racontait des traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente, arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d'un train, elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans l'instinct du péril.
Ce furent à peine dix secondes d'une terreur sans fin. Les deux pierres géantes semblaient barrer l'horizon. Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle matinée. L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus empêcher l'écrasement. Et l'attente durait.
Misard, revenu d'un bond à son poste, hurla, les bras en l'air, agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et d'arrêter le train. Sorti de la maison au bruit des roues et des hennissements, Cabuche s'était rué, hurlant lui aussi, pour faire avancer les bêtes. Mais Flore, qui venait de se jeter de côté, le retint, ce qui le sauva. Il croyait qu'elle n'avait pas eu la force de maîtriser ses chevaux, que c'étaient eux qui l'avaient traînée. Et il s'accusait, il sanglotait, dans un râle de terreur désespérée ; tandis qu'elle, immobile, grandie, les paupières élargies et brûlantes, regardait. Au moment même où le poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le volant du changement de marche. Il s'était tourné, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesurément long.
Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque semaine. A quoi bon se gâter la vie de cauchemars ? Pourquoi ne pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en présentait ? Tout finirait par s'arranger peut-être. Et à était résolu à goûter au moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant de déjeuner avec elle au restaurant. Aussi, comme elle lui jetait un coup d'œil désolé, parce qu'il n'y avait pas de wagon de première en tête, et qu'elle était forcée de se mettre loin de lui, à la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si gaiement. On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait, là-bas, d'avoir été séparé. Même, après s'être penché pour la voir monter dans un compartiment, toutau bout, il avait poussé la belle humeur jusqu'à plaisanter le conducteur-chef, Henri Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle. La semaine précédente, il s'était imaginé que celui-ci s'enhardissait et qu'elle l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant échapper à l'existence atroce qu'elle s'était faite. Roubaud le disait bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose. Et Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille, caché derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait des baisers en l'air ; ce qui avait fait éclater d'un gros rire Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante, prête à partir.
Du Havre à Barentin, l'express avait marché à sa vitesse réglementaire, sans incident ; et ce fut Henri qui, le premier, du haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée, signala le fardier en travers de la voie. Le fourgon de tête se trouvait bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait tout un arrivage de voyageurs, débarqués la veille d'un paquebot. A l'étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises, que faisait danser la trépidation, le conducteur-chef était debout à son bureau, classant des feuilles ; tandis que la petite bouteille d'encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi, d'un mouvement continu. Après les stations où il déposait des bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'écritures. Deux voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie, il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup d'œil sur la voie. Il restait là, assis dans cette guérite vitrée, toutes ses heureslibres, en surveillance. Le tender lui cachait le mécanicien ; mais, grâce à son poste élevé, il voyait souvent plus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-il encore, dans la tranchée, qu'il aperçut, là-bas, l'obstacle. Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant, effaré, paralysé. Il y eut quelques secondes perdues, le train filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la machine, lorsqu'il se décida à tirer la corde de la cloche d'alarme, dont le bout pendait devant lui.
Jacques, a ce moment suprême, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de Séverine elle-même s'était évanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la vitesse. Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les os la secousse de l'écrasement. C'était l'inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein. Il faisait machine arrière, il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Elle n'était plus la docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neigesa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée au sifflet, sans qu'il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu'elle traînait.
Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante les clouait ; Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux béants, virent cette chose effrayante : le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l'on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d'agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier ; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient arrêtés, sans même sortir des rails.
Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête.
A moi ! au secours !... Oh ! mon Dieu ! je meurs ! au secours ! au secours !
On n'entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol ; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre ; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant les deux longerons ; et, les roues en l'air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir. Justement, près d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles par une déchirure de son ventre. A sa tête droite, raidie dans un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante.
Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.
Sauvez-moi ! tuez-moi !... Je souffre trop, tuez-moi ! tuez-moi donc !
Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les portières des voitures restées intactesvenaient de s'ouvrir, et une déroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups de poing. Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique instinct d'être loin du danger, loin, très loin. Des femmes, des hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois.
Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine avait fini par se dégager ; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de Pecqueux.
Jacques, Jacques ! il est sauvé, n'est-ce pas ?
Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un membre, accourait lui aussi, le cœur serré d'un remords, à l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents ! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés !
J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout... Courons, courons vite !
Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait. C'était fini, c'était bien ; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux s'agrandirent démesurément,une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pâle. Et quoi ? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort ! Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein cœur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime. Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde ! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement.
Jacques, oh ! Jacques... Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu... Jacques, Jacques !
La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés. Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris, d'où sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé d'une poussière noire, immobile dans le soleil. Que faire ? par où commencer ? comment arriver jusqu'à ces malheureux ?
Jacques ! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par-là, sous le tender... Accourez donc ! aidez-moi donc !
Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui aussi. Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre, contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans paraître souffrir.
Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est là-dessous ! Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses.
Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore.
Jacques, Jacques !... Où donc ? Je vous aiderai.
C'est ça, aidez-moi, vous !
Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur une roue brisée. Mais les doigts délicats de l'une n'arrivaient à rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les obstacles.
Attention ! dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, à la besogne.
D'un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment où elle allait marcher sur un bras, coupé à l'épaule, encore vêtu d'une manche de drap bleu. Elle eut un recul d'horreur. Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche : c'était un bras inconnu, roulé là, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans doute. Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme paralysée, pleurante et debout, à regarder travailler les autres, incapable seulement d'enlever les éclats de vitre, où les mains se coupaient.
Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'était communiqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre ce commencement d'incendie, jeter de la terre à la pelle. Pendant qu'on courait à Barentin demander du secours, et qu'une dépêche partait pour Rouen, le déblaiement s'organisait le plus activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand courage. Beaucoup des fuyards étaient revenus, honteux de leur panique. Mais on avançait avec d'infinies précautions,chaque débris à enlever demandait des soins, car on craignait d'achever les malheureux ensevelis, s'il se produisait des éboulements. Des blessés émergeaient du tas, engagés jusqu'à la poitrine, serrés là comme dans un étau, et hurlant. On travailla un quart d'heure à en délivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une pâleur de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien ; et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible, dans le saisissement de sa peur. Toute une famille fut retirée d'une voiture de seconde, où le feu s'était mis : le père et la mère étaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un bras cassé ; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant, appelant leur petite fille, disparue dans l'écrasement, une blondine de trois ans à peine, qu'on retrouva sous un lambeau de toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante. Une autre fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains broyées, qu'on avait portée à l'écart, en attendant de découvrir ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée, qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsée en un masque d'indicible terreur, dès qu'on l'approchait. On ne pouvait ouvrir les portières dont le choc avait tordu les ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les glaces brisées. Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte, au bord de la voie. Une dizaine de blessés, étendus par terre, près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser, sans un secours. Et le déblaiement commençait à peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaque décombres le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette boucherie humaine.
Quand je vous dis que Jacques est là-dessous ! répétait Flore, se soulageant à ce cri obstiné qu'elle jetait sans raison, comme la plainte même de son désespoir. Il appelle, tenez, tenez ! écoutez !
Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns par-dessus les autres, s'étaient ensuite écroulés sur lui ; et, en effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une grosse voix d'homme rugir au fond de l'éboulement. A mesure qu'on avançait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus haute, d'une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes. Puis, enfin, comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de dégager les jambes et qu'ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance cessa. L'homme était mort.
Non, dit Flore, ce n'est pas lui. C'est plus au fond, il est là-dessous.
Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des portières, arrachait des bouts de chaîne. Et, dès qu'elle tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu'on l'en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles enragées.
Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette défoncée d'un wagon. Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent, s'évitait les grosses fatigues, aidait surtout à transporter les corps. Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s'ilsespéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confus d'une foule, apportée, emportée dans un éclair. Non ! ce n'était toujours que le flot inconnu du monde en marche ; la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressée, dont le galop passait là, allant à l'avenir ; et ils ne pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les têtes labourées par l'horreur de ces misérables, tombés en route, piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent les trous, devant la charge d'une armée montant à l'assaut. Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le jour du train perdu dans la neige : cet Américain, dont elle finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni son nom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autres morts, venus on ne savait d'où, arrêtés là en se rendant on ne savait à quel endroit.
Puis, il y eut encore un spectacle déchirant. Dans la caisse renversée d'un compartiment de première classe, on venait de découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle, écrasait l'homme, sans qu'elle pût faire un mouvement, pour le soulager. Lui, étouffait, râlait déjà ; tandis qu'elle, la bouche libre, suppliait éperdument qu'on se hâtât, épouvantée, le cœur arraché, à sentir qu'elle le tuait. Et, lorsqu'on les eut délivrés l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit l'âme, le flanc troué par un tampon.Et l'homme, revenu à lui, clamait de douleur, agenouillé près d'elle, dont les yeux restaient pleins de larmes.
Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés. Mais on arrivait à dégager le tender ; et Flore, de temps à autre, s'arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les fers tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle n'apercevait pas le mécanicien. Brusquement, elle jeta un grand cri.
Je le vois, il est là-dessous... Tenez ! c'est son bras, avec sa veste de laine bleue... Et il ne bouge pas, il ne souffle pas...
Elle s'était redressée, elle jura comme un homme.
Mais, nom de Dieu ! dépêchez-vous donc, tirez-le donc de là-dessous !
Des deux mains, elle tâchait d'arracher un plancher de voiture, que d'autres débris l'empêchaient de tirer à elle. Alors, elle courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, à fendre le bois ; et, la brandissant, ainsi qu'un bûcheron brandit sa cognée au milieu d'une forêt de chênes, elle attaqua le plancher d'une volée furieuse. On s'était écarté, on la laissait faire, en lui criant de prendre garde. Mais il n'y avait plus d'autre blessé que le mécanicien, à l'abri lui-même sous un enchevêtrement d'essieux et de roues. D'ailleurs, elle n'écoutait pas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible. Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle. Avec ses cheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait ses bras nus, elle était comme une terrible faucheuse s'ouvrant une trouée parmi cette destruction qu'elle avait faite. Un dernier coup, quiporta sur un essieu, cassa en deux le fer de la hache. Et, aidée des autres, elle écarta les roues qui avaient protégé le jeune homme d'un écrasement certain, elle fut la première à le saisir, à l'emporter entre ses bras.
Jacques, Jacques !... Il respire, il vit. Ah ! mon Dieu, il vit... Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il était là !
Séverine, éperdue, la suivait. A elles deux, elles le déposèrent au pied de la haie, près d'Henri, qui, stupéfié, regardait toujours, sans avoir l'air de comprendre où il était et ce qu'on faisait autour de lui. Pecqueux, qui s'était approché, restait debout devant son mécanicien, bouleversé de le voir dans un si fichu état ; tandis que les deux femmes, agenouillées maintenant, l'une à droite, l'autre à gauche, soutenaient la tête du malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de son visage.
Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu'il parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait, s'effarèrent d'abord, puis se fixèrent, vacillants d'une émotion croissante. Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie, l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle, sûrement, allait en mourir. Elle n'était point coupable de s'être montrée rétive ; car, depuis sa maladie contractée dans la neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte ; sans compter que l'âge arrive, qui alourdit les membres et durcit lesjointures. Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d'un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n'en avait plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le souffle qui s'était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure. Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique d'une bête de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux cœurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines ; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles n'avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie ; et son âme s'en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se vider toute. La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur.
Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n'était plus, referma les yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d'ailleurs, qu'il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de la machine ; et, de ses paupières closes, des larmes lentes coulaient maintenant, inondant ses joues. C'en fut trop pour Pecqueux, qui était resté là,immobile, la gorge serrée. Leur bonne amie mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre. C'était donc fini, leur ménage à trois ? Finis, les voyages, où, montés sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans échanger une parole, s'entendant quand même si bien tous les trois, qu'ils n'avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre ! Ah ! la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle luisait au soleil ! Et Pecqueux, qui pourtant n'avait pas bu, éclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son grand corps, sans qu'il pût les retenir.
Séverine et Flore, elles aussi, se désespéraient, inquiètes de ce nouvel évanouissement de Jacques. La dernière courut chez elle, revint avec de l'eau-de-vie camphrée, se mit à le frictionner, pour faire quelque chose. Mais les deux femmes, dans leur angoisse, étaient exaspérées encore par l'agonie interminable du cheval qui, seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant emportés. Il gisait près d'elles, il avait un hennissement continu, un cri presque humain, si retentissant et d'une si effroyable douleur, que deux des blessés, gagnés par la contagion, s'étaient mis à hurler eux aussi, ainsi que des bêtes. Jamais cri de mort n'avait déchiré l'air avec cette plainte profonde, inoubliable, qui glaçait le sang. La torture devenait atroce, des voix tremblantes de pitié et de colère s'emportaient, suppliaient qu'on l'achevât, ce misérable cheval qui souffrait tant, et dont le râle sans fin, maintenant que la machine était morte, restait comme la lamentation dernière de la catastrophe. Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hache au ferbrisé, puis, d'un seul coup en plein crâne, l'abattit. Et, sur le champ de massacre, le silence tomba.
Les secours, enfin, arrivaient, après deux heures d'attente. Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes été lancées sur la gauche, de sorte que le déblaiement de la voie descendante allait pouvoir se faire en quelques heures. Un train de trois wagons, conduit par une machine pilote, venait d'amener de Rouen le chef de cabinet du préfet, le procureur impérial, des ingénieurs et des médecins de la Compagnie, tout un flot de personnages effarés et empressés ; tandis que le chef de gare de Barentin, monsieur Bessière, était déjà là, avec une équipe, attaquant les débris. Une agitation, un énervement extraordinaire régnait dans ce coin de pays perdu, si désert et si muet d'habitude. Les voyageurs sains et saufs gardaient, de la frénésie de leur panique, un besoin fébrile de mouvement : les uns cherchaient des voitures, terrifiés à l'idée de remonter en wagon ; les autres, voyant qu'on ne trouverait pas même une brouette, s'inquiétaient déjà de savoir où ils mangeraient, où ils coucheraient ; et tous réclamaient un bureau de télégraphe, plusieurs partaient à pied pour Barentin, emportant des dépêches. Pendant que les autorités, aidées de l'administration, commençaient une enquête, les médecins procédaient en hâte au pansement des blessés. Beaucoup s'étaient évanouis, au milieu de mares de sang. D'autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d'une voix faible. Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deux voyageurs atteints grièvement. En attendant que leur identité pût être établie, les morts étaient restés par terre, rangés le long de la haie, le visage au ciel. Seul,un petit substitut, un jeune homme blond et rose, qui faisait du zèle, s'occupait d'eux, fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, des lettres, ne lui permettraient pas de les étiqueter chacun d'un nom et d'une adresse. Cependant, autour de lui, un cercle béant se formait ; car, bien qu'il n'y eût pas de maison, à près d'une lieue à la ronde, des curieux étaient arrivés, on ne savait d'où, une trentaine d'hommes, de femmes, d'enfants, qui gênaient, sans aider à rien. Et, la poussière noire, le voile de fumée et de vapeur qui enveloppait tout, s'étant dissipé, la radieuse matinée d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les morts, la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, que déblayait l'équipe des travailleurs, pareils à des insectes réparant les ravages d'un coup de pied donné par un passant distrait, dans leur fourmilière.
Jacques était toujours évanoui, et Séverine avait arrêté un médecin au passage, suppliante. Celui-ci venait d'examiner le jeune homme, sans lui trouver aucune blessure apparente ; mais il craignait des lésions intérieures, car de minces filets de sang apparaissaient aux lèvres. Ne pouvant se prononcer encore, il conseillait d'emporter le blessé au plus tôt et de l'installer dans un lit, en évitant les secousses.
Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvert les yeux, avec un léger cri de souffrance ; et, cette fois, il reconnut Séverine, il bégaya, dans son égarement :
Emmène-moi, emmène-moi !
Flore s'était penchée. Mais, ayant tourné la tête, il la reconnut, elle aussi. Ses regards exprimèrent une épouvante d'enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine et d'horreur.
Emmène-moi, tout de suite, tout de suite !
Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui, car cette fille ne comptait plus :
A la Croix-de-Maufras, veux-tu ?... Si ça ne te contrarie pas, c'est là en face, nous serons chez nous.
Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l'autre.
Où tu voudras, tout de suite !
Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d'exécration terrifiée. Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents, elle n'était arrivée à les tuer ni l'un ni l'autre : la femme en sortait sans une égratignure ; lui, maintenant, en réchapperait peut-être ; et elle n'avait de la sorte réussi qu'à les rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond de cette maison solitaire. Elle les y vit installés, l'amant guéri, convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veilles par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du monde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de la catastrophe. Un grand froid la glaçait, elle regardait les morts, elle avait tué pour rien.
A ce moment, dans ce coup d'œil jeté à la tuerie, Flore aperçut Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice pour sûr. En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet du préfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de carrier s'étaittrouvée ainsi en travers de la voie. Misard soutenait qu'il n'avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant donner aucun renseignement précis : il ne savait réellement rien, il prétendait qu'il tournait le dos, occupé à ses appareils. Quant à Cabuche, bouleversé encore, il racontait une longue histoire confuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses chevaux, désireux de voir la morte, et de quelle façon les chevaux étaient partis tout seuls, et comment la jeune fille n'avait pu les arrêter. Il s'embrouillait, recommençait, sans parvenir à se faire comprendre.
Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacé de Flore. Elle voulait être libre d'elle-même, libre de réfléchir et de prendre un parti, n'ayant jamais eu besoin de personne pour être dans le vrai chemin. A quoi bon attendre qu'on l'ennuyât avec des questions, qu'on l'arrêtât peut-être ? Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on la rendrait responsable. Cependant, elle restait, retenue là, tant que Jacques y serait lui-même.
Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s'était enfin procuré un brancard ; et à reparut avec un camarade, pour emporter le blessé. Le médecin avait également décidé la jeune femme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne semblait souffrir que d'une commotion au cerveau, hébété. On le transporterait après l'autre.
Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col de Jacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement, voulant lui donner le courage de supporter le transport.
N'aie pas peur, nous serons heureux.
Souriant, il la baisa à son tour. Et ce fut, pour Flore, le déchirement suprême, ce qui l'arrachait de lui, à jamais. Il lui semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant, d'une inguérissable blessure. Lorsqu'on l'emporta, elle prit la fuite. Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut, par les vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache pâle de la chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du corps de sa mère. Pendant l'accident, la morte était restée seule, la tête à demi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre tordue, comme si elle eût regardé se broyer et mourir tout ce monde qu'elle ne connaissait pas.
Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la route de Doinville, puis se lança à gauche, parmi les broussailles. Elle connaissait chaque recoin du pays, elle défiait bien dès lors les gendarmes de la prendre, si on les lançait à sa poursuite. Aussi cessa-t-elle brusquement de courir, continuant à petits pas, s'en allant à une cachette où elle aimait se terrer dans ses jours tristes, une excavation au-dessus du tunnel. Elle leva les yeux, vit au soleil qu'il était midi. Quand elle fut dans son trou, elle s'allongea sur la roche dure, elle resta immobile, les mains nouées derrière la nuque, à réfléchir. Alors, seulement, un vide affreux se produisit en elle, la sensation d'être morte déjà lui engourdissait peu à peu les membres. Ce n'était pas le remords d'avoir tué inutilement tout ce monde, car elle devait faire un effort pour en retrouver le regret et l'horreur. Mais, elle en était certaine maintenant, Jacques l'avait vue retenir les chevaux ; et elle venait de le comprendre, à son recul, ilavait pour elle la répulsion terrifiée qu'on a pour les monstres. Jamais il n'oublierait. D'ailleurs, lorsqu'on manque les gens, il faut ne pas se manquer soi-même. Tout à l'heure, elle se tuerait. Elle n'avait aucun autre espoir, elle en sentait davantage la nécessité absolue, depuis qu'elle était là, à se calmer et à raisonner. La fatigue, un anéantissement de tout son être, l'empêchait seul de se relever pour chercher une arme et mourir. Et, cependant, du fond de l'invincible somnolence qui la prenait, montait encore l'amour de la vie, le besoin du bonheur, un rêve dernier d'être heureuse elle aussi, puisqu'elle laissait les deux autres à la félicité de vivre ensemble, libres. Pourquoi n'attendait-elle pas la nuit et ne courait-elle pas rejoindre Ozil, qui l'adorait, qui saurait bien la défendre ? Ses idées devenaient douces et confuses, elle s'endormir, d'un sommeil noir, sans rêves.
Lorsque Flore se réveilla, la nuit s'était faite, profonde. Etourdie, elle tâta autour d'elle, se souvint tout d'un coup, en sentant le roc nu, où elle était couchée. Et ce fut, comme au choc de la foudre, la nécessité implacable : il fallait mourir. Il semblait que la douceur lâche, cette défaillance devant la vie possible encore, s'en était allée avec la fatigue. Non, non ! la mort seule était bonne. Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang, le cœur arraché, exécrée du seul homme qu'elle avait voulu et qui était à une autre. Maintenant qu'elle en avait la force, il fallait mourir.
Flore se leva, sortit du trou de roches. Elle n'hésita pas, car elle venait de trouver d'instinct où elle devait aller. D'un nouveau regard au ciel, vers les étoiles, elle sut qu'il était près de neuf heures. Comme elle arrivait àla ligne du chemin de fer, un train passa, à grande vitesse, sur la voie descendante, ce qui parut lui faire plaisir : tout irait bien, on avait évidemment déblayé cette voie, tandis que l'autre était sans doute encore obstruée, car la circulation n'y semblait pas rétablie. Dès lors, elle suivit la haie vive, au milieu du grand silence de ce pays sauvage. Rien ne pressait, il n'y aurait plus de train avant l'express de Paris, qui ne serait là qu'à neuf heures vingt-cinq ; et elle longeait toujours la haie à petits pas, dans l'ombre épaisse, très calme, comme si elle eût fait une de ses promenades habituelles, par les sentiers déserts. Pourtant, avant d'arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle continua d'avancer sur la voie même, de son pas de flânerie, marchant à la rencontre de l'express. Il lui fallut ruser, pour n'être pas vue du gardien, ainsi qu'elle s'y prenait d'ordinaire, chaque fois qu'elle rendait visite à Ozil, là-bas, à l'autre bout. Et, dans le tunnel, elle marcha encore, toujours, toujours en avant. Mais ce n'était plus comme l'autre semaine, elle n'avait plus peur, si elle se retournait, de perdre la notion exacte du sens où elle allait. La folie du tunnel ne battait point sous son crâne, ce coup de folie où sombrent les choses, le temps et l'espace, au milieu du tonnerre des bruits et de l'écrasement de la voûte. Que lui importait ! elle ne raisonnait pas, ne pensait même pas, n'avait qu'une résolution fixe : marcher, marcher devant elle, tant qu'elle ne rencontrerait pas le train, et marcher encore, droit au fanal, dès qu'elle le verrait flamber dans la nuit.
Flore s'étonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuis des heures. Comme c'était loin, cette mort qu'elle voulait ! L'idée qu'elle ne la trouverait pas, qu'ellecheminerait des lieues et des lieues, sans se heurter contre elle, la désespéra un moment. Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligée de s'asseoir, de l'attendre, couchée en travers des rails ? Mais cela lui paraissait indigne, elle avait le besoin de marcher jusqu'au bout, de mourir toute droite, par un instinct de vierge et de guerrière. Et ce fut, en elle, un réveil d'énergie, une nouvelle poussée en avant, lorsqu'elle aperçut, très lointain, le fanal de l'express, pareil à une petite étoile, scintillante et unique au fond d'un ciel d'encre. Le train n'était pas encore sous la voûte, aucun bruit ne l'annonçait, il n'y avait que ce feu si vif, si gai, grandissant peu à peu. Redressée dans sa haute taille souple de statue, balancée sur ses fortes jambes, elle avançait maintenant d'un pas allongé, sans courir pourtant, comme à l'approche d'une amie, à qui elle voulait épargner un bout du chemin. Mais le train venait d'entrer dans le tunnel, l'effroyable grondement approchait, ébranlant la terre d'un souffle de tempête, tandis que l'étoile était devenue un œil énorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l'orbite des ténèbres. Alors, sous l'empire d'un sentiment inexpliqué, peut-être pour n'être que seule à mourir, elle vida ses poches, sans cesser sa marche d'obstination héroïque, posa tout un paquet au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux couteaux ; même elle enleva le fichu noué sur son cou, laissa son corsage dégrafé, à moitié arraché. L'œil se changeait en un brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de tonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas manquerla machine, fascinée ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une flamme attire. Et, dans l'épouvantable choc, dans l'embrassade, elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le terrasser. Sa tête avait porté en plein dans le fanal, qui s'éteignit.
Ce ne fut que plus d'une heure après qu'on vint ramasser le cadavre de Flore. Le mécanicien avait bien vu cette grande figure pâle marcher contre la machine, d'une étrangeté effrayante d'apparition, sous le jet de clarté vive qui l'inondait ; et, lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s'était trouvé dans une obscurité profonde, roulant avec son bruit de foudre, il avait frémi, en sentant passer la mort. Au sortir du tunnel, il s'était efforcé de crier l'accident au gardien. Mais, à Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu'un venait de se faire couper, là-bas : c'était certainement une femme : des cheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à la vitre brisée du fanal. Et, quand les hommes envoyés à la recherche du corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir si blanc, d'une blancheur de marbre. Il gisait sur la voie montante, projeté là par la violence du choc, la tête en bouillie, les membres sans une égratignure, à moitié dévêtus, d'une beauté admirable, dans la pureté et la force. Silencieusement, les hommes l'enveloppèrent. Ils l'avaient reconnue. Elle s'était sûrement fait tuer, folle, pour échapper à la responsabilité terrible qui pesait sur elle.
Dès minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse, reposa à côté du cadavre de sa mère. On avait mis par terre un matelas, et rallumé une chandelle, entre ellesdeux. Phasie, la tête penchée toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue, semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeux fixes ; tandis que, dans la solitude, au milieu du profond silence, on entendait de tous côtés la sourde besogne, l'effort haletant de Misard, qui s'était remis à ses fouilles. Et, aux intervalles réglementaires, les trains passaient, se croisaient sur les deux voies, la circulation venant d'être complètement rétablie. Ils passaient inexorables, avec leur toute-puissance mécanique, indifférents, ignorants de ces drames et de ces crimes. Qu'importaient les inconnus de la foule tombés en route, écrasés sous les roues ! On avait emporté les morts, lavé le sang, et l'on repartait pour là-bas, à l'avenir.