L'Œuvre
L'Œuvre (paragraphe n°648)
Chapitre IV
D'autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont, oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riait à belles dents de leur campement, rue de l'Eclache, elle née à Strasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les trois jetés dans cette Auvergne, qu'ils abominaient. La rue de l'Eclache, qui descend au Jardin des Plantes, étroite et humide, était d'une mélancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant, rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés ; mais, vers le midi, dominant des coursintérieures, les fenêtres de leur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle à manger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois, dont les arcades étaient garnies d'une glycine géante, qui les enfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d'abord près de son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindre sortie épuisait ; elle ignorait si complètement la ville et les environs, qu'elle et Claude finissaient par s'égayer, lorsqu'elle accueillait ses questions d'un éternel : Je ne sais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes d'un côté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l'autre côté, en enfilant d'autres rues, on voyait des champs plats, à l'infini ; mais on n'y allait pas, c'était trop loin. Elle reconnaissait seulement le puy de Dôme, tout rond, pareil à une bosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, les yeux fermés : on faisait le tour par la place de Jaude, on prenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui en demander davantage, le reste s'enchevêtrait, des ruelles et des boulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où les pluies d'orage roulaient comme des fleuves, sous de formidables éclats de foudre. Oh ! les orages de là-bas, elle en frissonnait encore ! Devant sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du Musée était toujours en feu. Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires. C'était là que sa mère lui avait appris à lire ; c'était là que, plus tard, elle s'endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue des leçons l'étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de son ignorance : ah ! une demoiselle bieninstruite, qui n'aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France, avec les dates ! une musicienne fameuse qui en était restée aux " Petits bateaux " ! une aquarelliste prodige, qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient trop difficiles à imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinze mois qu'elle avait passés à la Visitation, après la mort de sa mère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardins magnifiques ; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaient plus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à faire trembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait à l'église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure qui l'aimait beaucoup, l'avait elle-même détournée du cloître, en lui procurant cette place, chez madame Vanzade. Une surprise lui en restait, comment la mère des Saints-Anges avait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis qu'elle habitait Paris, elle était en effet tombée à une complète indifférence religieuse.