L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°306)

Chapitre II

Et, d'un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille ! il serait bien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d'avoir abîmé son œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence, regardait le tableau sans répondre, d'un regard ardent et fixe, où brûlait l'affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts ; la gorge de la femme s'empâtait de tons lourds ; cette chair adorée qu'il rêvait éclatante, il la salissait, il n'arrivait même pas à la mettre à son plan. Qu'avait-il donc dans le crâne, pour l'entendre ainsi craquer de son effort inutile ? Etait-ce une lésion de ses yeux qui l'empêchait de voir juste ? Ses mains cessaient-elles d'être à lui, puisqu'elles refusaient de lui obéir ? Il s'affolait davantage, en s'irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d'autres fois l'abêtissait de stérilité, au point qu'il oubliait les premiers éléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée de vertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, l'orgueil du travail, la gloire rêvée, l'existence entière !

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