L'Œuvre

L'Œuvre (paragraphe n°218)

Chapitre II

Dubuche, qui était pensionnaire, se joignait seulement aux deux autres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes, la chair endormie du bon élève piocheur. Mais Claude et Sandoz ne se lassaientpas, allaient chaque dimanche s'éveiller dès quatre heures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes. L'été surtout, ils rêvaient de la Viorne, le torrent dont le mince filet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ans à peine, qu'ils savaient nager ; et c'était une rage de barboter au fond des trous, où l'eau s'amassait, de passer là des journées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s'enfonçant jusqu'aux oreilles et guettant pendant des heures les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d'eau pure qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins échappés, lorsque, jeunes hommes déjà, ils rentraient à la ville, par les ardeurs troublantes des soirées de juillet. Plus tard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu'on la pratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer une demi-douzaine de becfigues, des expéditions formidables dont ils revenaient souvent les carniers vides, avec une chauve-souris imprudente, abattue à l'entrée du faubourg, en déchargeant les fusils. Leurs yeux se mouillaient au souvenir de ces débauches de marche : ils revoyaient les routes blanches, à l'infini, couvertes d'une couche de poussière, comme d'une tombée épaisse de neige ; ils les suivaient toujours, toujours, heureux d'y entendre craquer leurs gros souliers, puis ils coupaient à travers champs, dans des terres rouges, chargées de fer, où ils galopaient encore, encore ; et un ciel de plomb, pas une ombre, rien que des oliviers nains, que des amandiers au grêle feuillage ; et, à chaque retour, une délicieuse hébétude de fatigue, la forfanterie triomphante d'avoir marchédavantage que l'autre fois, le ravissement de ne plus se sentir aller, d'avancer seulement par la force acquise, en se fouettant de quelque terrible chanson de troupier, qui les berçait comme du fond d'un rêve.

?>