L'Œuvre
L'Œuvre (paragraphe n°1902)
Chapitre X
Alors, Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe. La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s'y entassaient. Ce n'étaient plus les vides de la première heure, les souffles froids montés du jardin, l'odeur de vernis errante encore ; maintenant, l'air s'échauffait, s'aigrissait du parfum des toilettes. Bientôt, ce qui domina, ce fut l'odeur de chien mouillé. Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humidité, des vêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu'ils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient, depuis un instant, sur l'écran du plafond. Claude, qui leva les yeux, devina un galop de grandes nuées fouettées de bise, des trombes d'eau battant les vitres de la baie. Une moire d'ombres courait le long des murs, tous les tableaux s'obscurcissaient, le public se noyait de nuit ; jusqu'à ce que, la nuée emportée, le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmes bouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile.