L'Œuvre
L'Œuvre (paragraphe n°1657)
Chapitre IX
Dans ce déséquilibrement qui s'aggravait, Claude en arrivait à une sorte de superstition, à une croyance dévote aux procédés. Il proscrivait l'huile, en parlait comme d'une ennemie personnelle. Au contraire, l'essence faisait mat et solide ; et il avait des secrets à lui qu'il cachait, des solutions d'ambre, du copal liquide, d'autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaient la peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu d'huile des couleurs. Toujours la question des pinceaux l'avait préoccupé : il les voulait d'un emmanchement spécial, dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. Puis, la grosse affaire était le couteau à palette, car il l'employait pour les fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil à celui des vitriers, qu'il avait fait fabriquer exprès,le vrai couteau de Delacroix. Du reste, il n'usait jamais du grattoir, ni du rasoir, qu'il trouvait déshonorants. Mais il se permettait toutes sortes de pratiques mystérieuses dans l'application du ton, il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyait avoir brusquement découvert la bonne peinture, parce que, répudiant le flot d'huile, la coulée ancienne, il procédait par des touches successives, béjoitées, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la valeur exacte. Une de ses manies avait longtemps été de peindre de droite à gauche : sans le dire, il était convaincu que cela lui portait bonheur. Et le cas terrible, l'aventure où il s'était détraqué encore, venait d'être sa théorie envahissante des couleurs complémentaires. Gagnière, le premier, lui en avait parlé, très enclin également aux spéculations techniques. Après quoi, lui-même, par la continuelle outrance de sa passion, s'était mis à exagérer ce principe scientifique qui fait découler des trois couleurs primaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurs secondaires, l'orange, le vert, le violet, puis toute une série de couleurs complémentaires et similaires, dont les composés s'obtiennent mathématiquement les uns des autres. Ainsi, la science entrait dans la peinture, une méthode était créée pour l'observation logique, il n'y avait qu'à prendre la dominante d'un tableau, à en établir la complémentaire ou la similaire, pour arriver d'une façon expérimentale aux variations qui se produisent, un rouge se transformant en un jaune près d'un bleu, par exemple, tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par la décomposition même de la lumière, selon les nuages qui passent. Il en tirait cette conclusion vraie, que les objets n'ont pas de couleur fixe, qu'ils se colorent suivant lescirconstances ambiantes ; et le grand mal était que, lorsqu'il revenait maintenant à l'observation directe, la tête bourdonnante de cette science, son œil prévenu forçait les nuances délicates, affirmait en notes trop vives l'exactitude de la théorie ; de sorte que son originalité de notation, si claire, si vibrante de soleil, tournait à la gageure, à un renversement de toutes les habitudes de l'œil, les chairs violâtres sous des cieux tricolores. La folie semblait au bout.