L'Œuvre
L'Œuvre (paragraphe n°1396)
Chapitre VII
Du reste, pas un des convives n'avait remarqué sa sortie. Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d'une aigreur sourde, sans attaque directe. Ce n'était encore que des regards ironiques de l'un à l'autre, des haussements d'épaules, tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent, l'accablèrent des espérances qu'ils mettaient en lui. Ah ! il était temps qu'il revînt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu. Depuis le Salon des refusés, l'école du plein air s'était élargie, toute une influence croissante se faisait sentir ; malheureusement, les efforts s'éparpillaient, les nouvelles recrues se contentaientd'ébauches, d'impressions bâclées en trois coups de pinceau ; et l'on attendait l'homme de génie nécessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-d'œuvre. Quelle place à prendre ! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer un art ! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahie d'une pâleur. Oui, c'était bien là son rêve inavoué, l'ambition qu'il n'osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à la joie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s'il eût triomphé déjà.