L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°872)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre VI
La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pour reporter leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de la rue Neuve de la Goutte-d'Or. La première année, elle leur avait rendu régulièrement vingtfrancs par mois, sur les cinq cents francs ; afin de ne pas embrouiller les comptes, on additionnait le livre à la fin du mois seulement, et elle ajoutait l'appoint nécessaire pour compléter les vingt francs, car le blanchissage des Goujet, chaque mois, ne dépassait guère sept ou huit francs. Elle venait donc de s'acquitter de la moitié de la somme environ, lorsque, un jour de terme, ne sachant plus par où passer, des pratiques lui ayant manqué de parole, elle avait dû courir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autres fois, pour payer ses ouvrières, elle s'était adressée également à eux, si bien que la dette se trouvait remontée à quatre cent vingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un sou, elle se libérait par le blanchissage, uniquement. Ce n'était pas qu'elle travaillât moins ni que ses affaires devinssent mauvaises. Au contraire. Mais il se faisait des trous chez elle, l'argent avait l'air de fondre, et elle était contente, quand elle pouvait joindre les deux bouts. Mon Dieu ! pourvu qu'on vive, n'est-ce pas ? on n'a point trop à se plaindre. Elle engraissait, elle cédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n'ayant plus la force de s'effrayer en songeant à l'avenir. Tant pis ! l'argent viendrait toujours, ça le rouillait de le mettre de côté. Madame Goujet cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas à cause de son argent, mais parce qu'elle l'aimait et qu'elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n'en parlait seulement pas, de son argent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse.