L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°736)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre V
Mais Coupeau n'avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner, avec un mouvement de balancier d'horloge, ricanant d'un air entêté et taquin. Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard, appela Clémence, lui fitcompter le linge pendant qu'elle l'inscrivait. Alors, à chaque pièce, cette grande vaurienne lâcha un mot cru, une saleté ; elle étalait les misères des clients, les aventures des alcôves, elle avait des plaisanteries d'atelier sur tous les trous et toutes les taches qui lui passaient par les mains. Augustine faisait celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fille vicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire ces choses devant Coupeau ; un homme n'a pas besoin de voir le linge ; c'est un de ces déballages qu'on évite chez les gens comme il faut. Quant à Gervaise, sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pas entendre. Tout en écrivant, elle suivait les pièces d'un regard attentif, pour les reconnaître au passage ; et elle ne se trompait jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à la couleur. Ces serviettes-là appartenaient aux Goujet ; ça sautait aux yeux, elles n'avaient pas servi à essuyer le cul des poêlons. Voilà une taie d'oreiller qui venait certainement des Boche, à cause de la pommade dont madame Boche emplâtrait tout son linge. Il n'y avait pas besoin non plus de mettre son nez sur les gilets de flanelle de monsieur Madinier, pour savoir qu'ils étaient à lui ; il teignait la laine, cet homme, tant il avait la peau grasse. Et elle savait d'autres particularités, les secrets de la propreté de chacun, les dessous des voisines qui traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs, de chemises qu'on salissait par semaine, la façon dont les gens déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. Aussi était-elle pleine d'anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou, par exemple, fournissaient des commentaires interminables ; elles s'usaient par le haut, la vieille fille devait avoir les os des épaulespointus ; et jamais elles n'étaient sales, les eût-elle portées quinze jours, ce qui prouvait qu'à cet âge-là on est quasiment comme un morceau de bois, dont on serait bien en peine de tirer une larme de quelque chose. Dans la boutique, à chaque triage, on déshabillait ainsi tout le quartier de la Goutte-d'Or.