L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°602)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre IV
Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés du palier, sans un événement. Gervaise avait élevé la petite, en trouvant moyen de perdre, au plus, deux jours de travail par semaine. Elle devenait une bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu'à trois francs. Aussi s'était-elle décidée à mettre Etienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, où ellepayait cent sous. Le ménage, malgré la charge des deux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à la Caisse d'épargne. Quand leurs économies atteignirent la somme de six cents francs, la jeune femme ne dormit plus, obsédée d'un rêve d'ambition : elle voulait s'établir, louer une petite boutique, prendre à son tour des ouvrières. Elle avait tout calculé. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ils pouvaient avoir une rente, qu'ils iraient manger quelque part, à la campagne. Pourtant, elle n'osait se risquer. Elle disait chercher une boutique, pour se donner le temps de la réflexion. L'argent ne craignait rien à la Caisse d'épargne ; au contraire, il faisait des petits. En trois années, elle avait contenté une seule de ses envies, elle s'était acheté une pendule ; encore cette pendule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier de cuivre doré, devait-elle être payée en un an, par acompte de vingt sous tous les lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeau parlait de la monter ; elle seule enlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si le marbre de sa commode s'était transformé en chapelle. Sous le globe, derrière la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'épargne. Et souvent, quand elle rêvait à sa boutique, elle s'oubliait là, devant le cadran, à regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air d'attendre quelque minute particulière et solennelle pour se décider.