L'Assommoir

L'Assommoir (paragraphe n°568)

Partie : Préface de l'auteur, chapitre IV

La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-même entrait pour une bonne part dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé défoncé, montait. En haut, du côté de la rue de la Goutte-d'Or, il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches. A l'autre bout, vers Paris, des maisons de quatre étages barraient le ciel, occupées à leur rez-de-chaussée par des blanchisseuses, les unes près des autres, en tas ; seule, une devanture de perruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres, égayait ce coin d'ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenus très propres. Mais la gaieté de la rue se trouvait au milieu, à l'endroit où les constructions, en devenant plus rares et plus basses, laissaient descendre l'air et le soleil. Les hangars du loueur de voitures, l'établissement voisin où l'on fabriquait de l'eau de Seltz, le lavoir, en face, élargissaient un vaste espace libre, silencieux, dans lequel les voix étouffées des laveuses et l'haleine régulière de la machine à vapeur semblaient grandir encore le recueillement. Des terrains profonds, des allées s'enfonçant entre des murs noirs, mettaient làun village. Et Coupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait ce souvenir d'un pays où l'avait conduit un de ses oncles, à l'âge de cinq ans. La joie de Gervaise était, à gauche de sa fenêtre, un arbre planté dans une cour, un acacia allongeant une seule de ses branches, et dont la maigre verdure suffisait au charme de toute la rue.

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