L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°2072)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre XII
Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journée ! Elle était plus éreintée que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d'elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire : " A qui le tour ? moi, j'en ai ma claque ! " Tout le monde mangeait, à cette heure. C'était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu ! S'étendre à son aise et ne plus se relever, penser qu'on a remisé ses outils pour toujours et qu'on fera la vache éternellement ! Voilà qui est bon, après s'être esquintée pendant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l'estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé. Elle était bien gentille, blonde et fraîche, en ce temps-là. Son lavoir, rue Neuve, l'avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors, on s'était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure, au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieursmettaient leurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu un Balthazar à tout casser, et jusqu'au jour on avait joué des guiboles. Reine, oui, reine ! avec une couronne et une écharpe, pendant vingt-quatre heures, deux fois le tour du cadran ! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elle regardait par terre, comme si elle eût cherché le ruisseau où elle avait laissé choir sa majesté tombée.