L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°1746)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre X
Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulant l'idée de sauter aux yeux de Coupeau. Une petite pluie fine tombait, ce qui rendait la promenade encore moins amusante. Mais, quand elle fut arrivée devant l'Assommoir, la peur de la danser elle-même, si elle taquinait son homme, la calma brusquement et la rendit prudente. La boutique flambait, son gaz allumé, les glaces blanches comme des soleils, les fioles et les bocaux illuminant les murs de leurs verres de couleur. Elle resta là un instant, l'échine tendue, l'œil appliqué contre la vitre, entre deux bouteilles de l'étalage, à guigner Coupeau, dans le fond de la salle ; il était assis avec des camarades, autour d'une petite table de zinc, tous vagues et bleuis par la fumée des pipes ; et, comme on ne les entendait pas gueuler, ça faisait un drôle d'effet de les voir se démancher, le menton en avant, les yeux sortis de la figure. Etait-il Dieu possible que des hommes pussent lâcher leurs femmes et leur chez eux pour s'enfermer ainsi dans un trou où ils étouffaient ! La pluie lui dégouttait le long du cou ; elle se releva, elle s'en alla sur le boulevard extérieur, réfléchissant, n'osant pasentrer. Ah bien ! Coupeau l'aurait joliment reçue, lui qui ne voulait pas être relancé ! Puis, vrai, ça ne lui semblait guère la place d'une femme honnête. Cependant, sous les arbres trempés, un léger frisson la prenait, et elle songeait, hésitante encore, qu'elle était pour sûr en train de pincer quelque bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planter devant la vitre, son œil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacrés pochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière de l'Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie mettait un frémissement de petits bouillons. Elle se sauvait, elle pataugeait là-dedans, dès que la porte s'ouvrait et retombait, avec le claquement de ses bandes de cuivre. Enfin, elle s'appela trop bête, elle poussa la porte et marcha droit à la table de Coupeau. Après tout, n'est-ce pas ? c'était son mari qu'elle venait demander ; et elle y était autorisée, puisqu'il avait promis, ce soir-là, de la mener au Cirque. Tant pis ! elle n'avait pas envie de fondre comme un pain de savon, sur le trottoir.