L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°1230)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre VII
Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au juste comment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout, parce qu'il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien, tout de même, qu'on avait dansé autour de la table, en se tenant par les mains. Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec des figures rouges qui sautaient, la bouche fendue d'une oreille à l'autre. Pour sûr, on s'était payé du vin à la française vers la fin ; seulement, on ne savait plus si quelqu'un n'avait pas fait la farce de mettre du sel dans les verres. Les enfantsdevaient s'être déshabillés et couchés seuls. Le lendemain, madame Boche se vantait d'avoir allongé deux calottes à Boche, dans un coin, où il causait de trop près avec la charbonnière ; mais Boche, qui ne se souvenait de rien, traitait ça de blague. Ce que chacun déclarait peu propre, c'était la conduite de Clémence, une fille à ne pas inviter, décidément ; elle avait fini par montrer tout ce qu'elle possédait, et s'était trouvée prise de mal de cœur, au point d'abîmer entièrement un des rideaux de mousseline. Les hommes, au moins, sortaient dans la rue ; Lorilleux et Poisson, l'estomac dérangé, avaient filé raide jusqu'à la boutique du charcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voit toujours. Ainsi, ces dames, madame Putois, madame Lerat et Virginie, incommodées par la chaleur, étaient simplement allées dans la pièce du fond ôter leur corset ; même Virginie avait voulu s'étendre sur le lit, l'affaire d'un instant, pour empêcher les mauvaises suites. Puis, la société semblait avoir fondu, les uns s'effaçant derrière les autres, tous s'accompagnant, se noyant au fond du quartier noir, dans un dernier vacarme, une dispute enragée des Lorilleux, un " trou la la, trou la la ", entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien que Goujet s'était mis à sangloter en partant ; Coupeau chantait toujours ; quant à Lantier, il avait dû rester jusqu'à la fin, elle sentait même encore un souffle dans ses cheveux, à un moment, mais elle ne pouvait pas dire si ce souffle venait de Lantier ou de la nuit chaude.