L'Assommoir
L'Assommoir (paragraphe n°1151)
Partie : Préface de l'auteur, chapitre VII
Ça, c'était du sérieux. Mais, sacré mâtin ! ça donnait une vraie idée de la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer, dodelinait de la tête pour approuver les détails. On sentait bien, d'ailleurs, que cette chanson-là était dans le sentiment de madame Putois. Coupeau se pencha pour raconter comment madame Putois avait un soir, rue Poulet, souffleté quatre hommes qui voulaient la déshonorer.
Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café bien qu'on mangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas se rasseoir ; on lui criait que c'était son tour. Et elle se défendit, la figure blanche, l'air mal à son aise ; même on lui demanda si l'oie ne l'incommodait pas, par hasard. Alors, elle dit : Ah ! laissez-moi dormir ! d'une voix faible et douce ; quand elle arrivait au refrain, à ce souhait d'un sommeil peuplé de beaux rêves, ses paupières se fermaient un peu, son regard noyé se perdait dans le noir, du côté de la rue. Tout de suite après, Poisson salua les dames d'un brusque signe de tête et entonna une chanson à boire, Les Vins de France, mais il chantait comme une seringue ; le dernier couplet seul, le couplet patriotique, eut du succès, parce qu'en parlant du drapeau tricolore, il leva son verre très haut, le balança et finit par le vider au fond de sa bouche grande ouverte. Puis, des romances se succédèrent ; il fut question de Venise et des gondoliers dans la barcarolle de madame Boche, de Séville et des Andalouses, dans le boléro de madame Lorilleux, tandis que Lorilleux alla jusqu'à parler des parfums de l'Arabie, à propos des amours de Fatma la danseuse. Autour de la table grasse, dans l'air épaissi d'un souffle d'indigestion, s'ouvraient des horizons d'or, passaient des cous d'ivoire, des chevelures d'ébène, des baisers sous la lune aux sons des guitares, des bayadères semant sous leurs pas une pluie de perles et de pierreries ; et les hommes fumaient béatement leurs pipes, les dames gardaient un sourire inconscient de jouissance, tous croyaient être là-bas, en train de respirer de bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit à roucouler : Faites un nid, avec un tremblement de la gorge, ça causa aussi beaucoup de plaisir ; car çarappelait la campagne, les oiseaux légers, les danses sous la feuillée, les fleurs au calice de miel, enfin ce qu'on voyait au bois de Vincennes, les jours où l'on allait tordre le cou à un lapin. Mais Virginie ramena la rigolade avec Mon petit riquiqui, elle imitait la vivandière, une main repliée sur la hanche, le coude arrondi ; elle versait la goutte de l'autre main, dans le vide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alors maman Coupeau de chanter La Souris. La vieille femme refusait, jurant qu'elle ne savait pas cette polissonnerie-là. Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé ; et son visage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, les terreurs de mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de la souris. Toute la table riait ; les femmes ne pouvaient pas tenir leur sérieux, jetaient à leurs voisins des regards luisants ; ce n'était pas sale, après tout, il n'y avait pas de mots crus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le long des mollets de la charbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, si Goujet, sur un coup d'œil de Gervaise, n'avait ramené le silence et le respect avec Les Adieux d'Abd-el-Kader, qu'il grondait de sa voix de basse. Celui-là possédait un creux solide, par exemple ! Ça sortait de sa belle barbe jaune étalée, comme d'une trompette en cuivre. Quand il lança le cri : " O ma noble compagne ! " en parlant de la noire jument du guerrier, les cœurs battirent, on l'applaudit sans attendre la fin, tant il avait crié fort.