L'Argent
L'Argent (paragraphe n°324)
Chapitre II
Mais Saccard ne s'échauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis, le jour où, s'étant mis à lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expédition d'Egypte. Déjà, le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramené l'extrême Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et où il y avait tant à apprendre. Seulement, la haute figure de Napoléon le frappa davantage, allant guerroyer là-bas, dans un but grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Egypte, d'y instaurer un établissement français, de donner ainsi à la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voir, dans le côté de l'expédition qui est resté vague et énigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, Napoléon couronné à Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, réalisant le rêve d'Alexandre, plus grand que César et Charlemagne. Ne disait-il pas, à Sainte-Hélène, en parlant de Sidney, le général anglais qui l'avait arrêté devant Saint-Jean-d'Acre : " Cet homme m'a fait manquer ma fortune. " Et ce que les Croisades avaient tenté, ce que Napoléon n'avait pu accomplir, c'était cette pensée gigantesque de la conquête de l'Orient quienflammait Saccard, mais une conquête raisonnée, réalisée par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation était allée de l'est à l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanité, à cet Eden de la presqu'île hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siècles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'électricité, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'étaient plus des millions à gagner, mais des milliards et des milliards.