L'Argent
L'Argent (paragraphe n°303)
Chapitre II
Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possédaient rue de Grenelle un hôtel magnifique, n'avaient plus à Paris que cette ancienne maison de plaisance, bâtie en dehors de la ville au commencement du siècle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient là comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, émietté et fendu. On eût dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muettedésespérance, où le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdâtre, dont le frisson glaçait les épaules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la première personne que madame Caroline avait aperçue était la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air très noble, un peu surannée. Avec son grand nez droit, ses lèvres minces, son cou particulièrement long, elle avait l'air d'un cygne très ancien, d'une douceur désolée. Puis, derrière elle, presque aussitôt, s'était montrée sa fille, Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C'était la mère encore, chétive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongé jusqu'à la disgrâce, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'était engagé dans les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par Lamoricière. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derrière l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'étroite pelouse centrale, sans échanger une parole. Il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes si pâles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaient, prenait une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes.
Alors, intéressée, madame Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité mauvaise ; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de même qu'il y avait une cuisinière, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grande porte, correctement attelée, menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dîners de quinzaine où venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, à l'abri des yeux, c'étaient de continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usées par le savon, rapiécées fil à fil ; c'étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins ; c'étaient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouées de mademoiselle, la cuisinière noircissant à l'encre les bouts de gants trop défraîchis de madame ; et les robes de la mère qui passaient à la fille après d'ingénieuses transformations, et les chapeaux qui duraient des années, grâce à des échanges de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de réception, au rez-de-chaussée, étaient fermés soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier étage ; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite pièce, dont elles avaient fait leur salle à manger etleur boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boîte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mère. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait.