L'Argent
L'Argent (paragraphe n°300)
Chapitre II
Alors, une vie très étroite avait commencé. Saccard venait d'avoir l'idée de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartements, et l'on remontait librement, d'une salle à manger dans l'autre, par l'escalier intérieur ; de sorte que, pendant que son frère travaillait en haut, enfermé du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient, madame Caroline, laissant son propre ménage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait à chaque heure de la journée donner des ordres, comme chez elle.C'était devenu la joie de Saccard, la continuelle apparition de cette grande belle femme, qui traversait les pièces, de son pas solide et superbe, avec la gaieté toujours inattendue de ses cheveux blancs, envolés autour de son jeune visage. Elle était de nouveau très gaie, elle avait retrouvé sa bravoure à vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses heures, continuellement debout. Sans affectation de simplicité, elle ne portait plus qu'une robe noire, dans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement, elle la savante, la philosophe, de n'être plus qu'une bonne femme de ménage, la gouvernante d'un prodigue, qu'elle se mettait à aimer, comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant très séduit, calculant qu'il n'y avait après tout qu'une différence de quatorze ans entre eux, s'était demandé ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite forcée de chez son mari, dont elle avait reçu autant de coups que de caresses, elle eût vécu en guerrière voyageuse, sans voir un homme ? Peut-être les voyages l'avaient-ils protégée. Cependant, il savait qu'un ami de son frère, un monsieur Beaudoin, un négociant resté à Beyrouth, et dont le retour était prochain, l'avait beaucoup aimée, au point d'attendre pour l'épouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans une maison de santé, fou d'alcoolisme. Evidemment, ce mariage n'aurait fait que régulariser une situation bien excusable, presque légitime. Dès lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas été le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, à la voir passer, avec sa tailleadmirable, il se posait sa question : savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se répondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-être ; et il remettait l'expérience à plus tard, il lui donnait des poignées de main vigoureuses, heureux de sa cordialité.