L'Argent
L'Argent (paragraphe n°261)
Chapitre II
Sans doute, depuis cette époque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut installé dans l'hôtel d'Orviedo comme locataire, prit la netteté aiguë d'un désir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier à l'administration des bonnes œuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute où il était, vaincu de la spéculation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montée d'apothéose : devenir le dispensateur de cette royale charité, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles œuvres à créer encore, quelle cité du miracle à faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employerqu'il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s'élargit, il ne vécut plus que de cette pensée grisante, les répandre en aumônes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il était d'une probité parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crâne de visionnaire, une idylle géante, l'idylle d'un inconscient, où ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus que, tout de même, au bout, il y avait le rêve de sa vie entière, la conquête de Paris. Etre le roi de la charité, le Dieu adoré de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dépassait son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pas, s'il employait à être bon ses facultés d'homme d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de préjugés ! Et il aurait la force irrésistible qui gagne les batailles, l'argent, l'argent à pleins coffres, l'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour où l'on mettrait à donner son orgueil et son plaisir !