L'Argent
L'Argent (paragraphe n°2232)
Chapitre XII
Lorsqu'elle fut au boulevard, madame Caroline tourna à gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrêta devant une petite voiture, pleine de bottes de lilas et de giroflées, dont lefort parfum l'enveloppa d'une bouffée de printemps. Et, maintenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tenté vainement d'arrêter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris, elle ne voulait pas. Non, non ! les affreuses catastrophes étaient trop récentes, elle ne pouvait être gaie, s'abandonner à ce jaillissement d'éternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au désespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, après l'écroulement de tout, une si effrayante somme de misères ! Oubliait-elle qu'elle était complice ? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-là, cet autre, qu'elle aurait dû mettre tout son reste d'existence à pleurer. Mais, entre ses doigts serrés sur son cœur, le bouillonnement de sève devenait plus impétueux, la source de vie débordait, écartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les épaves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil.