L'Argent

L'Argent (paragraphe n°2025)

Chapitre XII

La princesse d'Orviedo, enfin, était ruinée. Dix ans à peine lui avaient suffi pour rendre aux pauvres les trois cents millions de l'héritage du prince, volés dans les poches des actionnaires crédules. S'il lui avait fallu cinq années d'abord pour dépenser en bonnes œuvres folles les cent premiers millions, elle était arrivée, en quatre ans et demi, à engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Œuvre du Travail, à la Crèche Sainte-Marie, à l'orphelinat Saint-Joseph, à l'Asile de Châtillon et à l'Hôpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une Ferme modèle, près d'Evreux, deux Maisons de convalescence pour les enfants, sur les bords de la Manche, une autre Maison de retraite pour les vieillards, à Nice, des Hospices, des Cités ouvrières, des Bibliothèques et des Ecoles, aux quatre coins de la France ; sans compter des donations considérables à des œuvres de charité déjà existantes. C'était, d'ailleurs, toujours la même volonté de royale restitution, non pas le morceau de pain jeté par la pitié ou la peur aux misérables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donné aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volés de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix années, la pluie des millions n'avait pas cessé, les réfectoires de marbre, les dortoirs égayés de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardinsfleuris de plantes rares, dix années de travaux superbes, dans un gâchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes ; et elle était bien heureuse, soulevée par le grand bonheur d'avoir désormais les mains nettes, sans un centime. Même elle venait d'atteindre l'étonnant résultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mémoires montant à plusieurs centaines de mille francs, sans que son avoué et son notaire pussent réussir à parfaire la somme, dans l'émiettement final de la colossale fortune, jetée ainsi aux quatre vents de l'aumône. Et un écriteau, cloué au-dessus de la porte cochère, annonçait la mise en vente de l'hôtel, le coup de balai suprême qui emporterait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier.

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