L'Argent
L'Argent (paragraphe n°20)
Chapitre I
Ainsi, il en était là, après la débâcle qui, en octobre, l'avait forcé une fois de plus à liquider sa situation, à vendre son hôtel du parc Monceau, pour louer un appartement : les Sabatanis seuls le saluaient, son entrée dans un restaurant, où il avait régné, ne faisait plus tourner toutes les têtes, tendre toutes les mains. Il était beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière affaire de terrains, scandaleuse et désastreuse, dont il n'avait guère sauvé que sa peau. Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être là, dès onze heures, pour lui rendre compte de la démarche dont il s'était chargé près de son frère Rougon, le ministre alorstriomphant, l'exaspérait surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature du grand homme, n'était qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, était-ce possible qu'il l'abandonnât ainsi ? Jamais il ne s'était montré bon frère. Qu'il se fût fâché après la catastrophe, qu'il eût rompu ouvertement pour n'être point compromis lui-même, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas dû lui venir secrètement en aide ? et, maintenant, allait-il avoir le cœur de refuser le suprême coup d'épaule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colère qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot à dire, il le remettrait debout, avec tout ce lâche et grand Paris sous les talons.