L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1929)
Chapitre XI
Madame Caroline n'était pas chez elle, au moment de l'arrestation de son frère, qui ne put que lui laisser quelques lignes écrites à la hâte. Lorsqu'elle rentra, ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on songeât même une minute à le poursuivre, tellement il lui apparaissait pur de tout trafic louche, innocenté par ses longues absences. Dès le lendemain de la faillite, le frère et la sœur s'étaient dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, en faveur de l'actif, voulant rester nus, au sortir de cette aventure, comme ils y étaient entrés nus ; et la somme était forte, près de huit millions, dans lesquels setrouvaient engloutis les trois cent mille francs qu'ils avaient hérités d'une tante. Tout de suite, elle se lança en démarches, en sollicitations, elle ne vécut plus que pour améliorer le sort, préparer la défense de son pauvre Georges, reprise de crises de larmes, malgré sa vaillance, chaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les verrous, éclaboussé de cet affreux scandale, la vie dévastée, salie à jamais. Lui si doux, si faible, d'une dévotion d'enfant, d'une ignorance de " grosse bête ", comme elle disait, en dehors de ses travaux techniques ! Et, d'abord, elle s'était emportée contre Saccard, l'unique cause du désastre, l'ouvrier de leur malheur, dont elle reconstruisait et jugeait nettement l'œuvre exécrable, depuis les jours du début, lorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Code, jusqu'à ces jours de la fin, où, dans les sévérités de l'insuccès, devaient se payer toutes les irrégularités, qu'elle avait prévues et laissé commettre. Puis, torturée par ce remords de complicité qui la hantait, elle s'était tue, elle évitait de s'occuper ouvertement de lui, avec la volonté d'agir comme s'il n'était pas. Quand elle devait prononcer son nom, elle semblait parler d'un étranger, d'une partie adverse dont les intérêts étaient différents des siens. Elle, qui visitait presque quotidiennement son frère à la Conciergerie, n'avait pas même demandé une autorisation, pour aller voir Saccard. Et elle était très brave, elle campait toujours dans leur appartement de la rue Saint-Lazare, recevant tous ceux qui se présentaient, même ceux qui venaient l'injure à la bouche, transformée ainsi en une femme d'affaires résolue à sauver ce qu'elle pourrait de leur honnêteté et de leur bonheur.