L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1912)
Chapitre XI
Mais Hamelin, cette fois, s'emportait, lui si conciliant d'ordinaire, désintéressé de tout ce qui n'était pas ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrême, l'Universelle succombait à la folie du jeu, une crise d'absolue démence. Sans doute, il n'était pas de ceux qui prétendaient qu'une banque peut laisser fléchir ses titres, comme une compagnie de chemins de fer par exemple : la compagnie de chemins de fer a son immense matériel, qui fait ses recettes ; tandis que le vrai matériel d'une banque est son crédit, elle agonise, dès que son crédit chancelle. Seulement, il y avait là une question de mesure. S'il était nécessaire et même sage de maintenir le cours de 2 000 francs, il devenait insensé et complètement criminel de le pousser, de vouloir l'imposer à 3 000 et davantage. Dès son arrivée, il avait exigé la vérité, toute la vérité. On ne pouvait plus lui mentir maintenant, lui dire, comme il avait toléré qu'on le déclarât en sa présence, devant la dernière assemblée, que la société ne possédait pas une de ses actions. Les livres étaient là, il en pénétrait aisément les mensonges.Ainsi, le compte Sabatani, il savait que ce prête-nom cachait les opérations faites par la société ; et il pouvait y suivre, mois par mois, depuis deux ans, la fièvre croissante de Saccard, d'abord timide, n'achetant qu'avec prudence, poussé ensuite à des achats de plus en plus considérables, pour arriver à l'énorme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coûté près de quarante-huit millions. N'était-ce pas fou, d'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gens, un pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani ! Et ce Sabatani n'était pas le seul, il y avait d'autres hommes de paille, des employés de la banque, des administrateurs même, dont les achats, portés au compte des reports, dépassaient vingt mille actions, représentant elles aussi près de quarante-huit millions de francs. Enfin, tout cela n'était encore que les achats fermes, auxquels il fallait ajouter les achats à terme, opérés dans le courant de la dernière liquidation de janvier ; plus de vingt mille actions pour une somme de soixante-sept millions et demi, dont l'Universelle avait à prendre livraison ; sans compter, à la Bourse de Lyon, dix mille autres titres, vingt-quatre millions encore. Ce qui, en additionnant tout, démontrait que la société avait en main près du quart des actions émises par elle, et qu'elle avait payé ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. Là était le gouffre, où elle s'engloutissait.