L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1306)
Chapitre VIII
Alors, sous cette poussée formidable de publicité, dans ce milieu exaspéré, mûr pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les têtes prenaient feu, l'engouement tournait à la foi aveugle, héroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelle, les premiers succès foudroyants, les dividendes inespérés, tels qu'aucune autre société n'en avait distribués à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunis, si prompte en magnifiques résultats, cette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, à laquelle un orateur sacré, lors du dernier carême de Notre-Dame, avait fait une allusion, enparlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante ; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, à Constantinople, d'une solidité inébranlable. Pas un échec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, déjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffées, cet avenir si gros d'entreprises plus considérables encore, qu'il nécessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Là, le champ des bruits de Bourse et de salons était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niée par les uns, exaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dîners de gala, derrière les jardinières en fleur, à l'heure tardive du thé, jusqu'au fond des alcôves, il y avait des créatures charmantes, d'une câlinerie persuasive, qui catéchisaient les hommes : " Comment, vous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime ! " C'était la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquête de l'Asie, que les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignées, parlaient en termes techniques dela ligne mère qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne à Angora ; plus tard, celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas ; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth. Et là, elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-être, oh ! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saïda, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu ! qui sait ? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrée était poussée jusque-là, ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises à l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trésors retrouvés des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et Une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rêve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond délicat et vague de légendes bibliques, qui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte délivrée, la religion triomphante, au berceau même de l'humanité ? Et elles s'arrêtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'était le mystère, ce qui n'arriverait peut-être jamais, et qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre : Jérusalem rachetée au sultan, donnée au pape, avec la Syrie pour royaume ; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, qui la mettrait à l'abri des perturbations politiques ; enfin, le catholicisme rajeuni, dégagé descompromissions, retrouvant une autorité nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne où le Christ a expiré.