L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1305)
Chapitre VIII
Le bruit se répandit, vague et léger encore, que Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitation, l'heure fatale où toutes les prospérités du règne, les immenses travaux qui avaient transformé la ville, la circulation enragée de l'argent, les furieuses dépenses du luxe, devaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour la décupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'exposition qui claquaient au soleil, les illuminations et les musiques du Champ de Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées claires, de l'énorme cité en fête, attablée dans les restaurants exotiques, changée en foire colossale où le plaisir se vendait librement sous les étoiles, montait le suprême coup de démence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccard, avec sonflair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accès, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicité, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'exposition, tous les jours, c'étaient, dans la presse, des volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde : un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, où il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres ; un grand article de tête, où, politiquement, le rôle de cette maison était jugé par rapport à la solution prochaine de la question d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux spéciaux, tous embrigadés, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginé, avec les petites feuilles financières, des traités à l'année, qui lui assuraient une colonne dans chaque numéro ; et il employait cette colonne, avec une fécondité, une variété d'imagination étonnantes, allant jusqu'à attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait, venait d'être lancée par le monde entier, à un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également créée, cette agence qui, sous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maîtresse absolue du marché dans toutes les villes importantes. Et L'