L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1122)
Chapitre VI
Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard, dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui se mirent à causer vivement, en le voyant ; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l'aborder, puis qu'ils se ravisaient, savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau, en continuelle quête ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et à reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de province, après des parties de piquet acharnées. Voyons, ce jour-là, ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin : n'est-ce pasqu'on baisserait ? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y aurait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues, avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bâches ; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction : le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche : la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre, par quelque maladresse de femme. Déjà, il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment.