L'Argent
L'Argent (paragraphe n°1051)
Chapitre VI
Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de madame Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait sesuffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse ; seulement, il était le malin des malins, il allait là comme un employé va à son bureau, n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir : des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa sœur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt ; et, quand ce dernier lui criait : " Mais vous ? " il avait un geste énergique : oh ! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre : s'il gagne, il a, à déduire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte que, même en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change !