La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, était une réponse favorable, attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle ; et, dès le surlendemain, Saccard, à son réveil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il devait avoir, d'un coup, avant la nuit, formé le syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq millions.

En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots : la Banque Universelle, avaient brusquement flambé devant lui, comme en caractères de feu, dans la chambre encore noire.

La Banque Universelle, ne cessa-t-il de répéter, tout en s'habillant, la Banque Universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui, oui, excellent ! la Banque Universelle !

Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant par où il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue ; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchir, car il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer quele cheval n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire.

C'est bon, faites... Je prendrai un fiacre.

Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait : un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages jaunes montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se réchauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque ; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats. Seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuées livides, une telle giboulée creva, mêlée de grêle, qu'il se réfugia sous une porte cochère.

Depuis une minute, Saccard était là, à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et Une Nuits. Il tourna la tête, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numéraire dans les Etats où il était à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse ; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreillesqui tintent, d'un bout de l'année à l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment à cette musique, qui était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse. Il y vit un heureux présage.

La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage, dans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge.

Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille.

Est-ce que monsieur Mazaud est là ?

Je ne sais pas, monsieur, j'arrive.

Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, résigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie de la rue des Jeûneurs.

Saccard traversa la caisse, salué par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse.

Est-ce que monsieur Mazaud est là ?

Mais je le pense, je sors de son cabinet... Tiens ! non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant.

Il avait poussé une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où cinq employés travaillaient, sous les ordres du premier commis.

Non, c'est particulier !... Voyez donc vous-même à la liquidation, là, à côté.

Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge, aidé de sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait l'agent, chaque jour, après la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant des fiches, conservées pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente : telle valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent.

Est-ce que vous avez vu monsieur Mazaud ? demanda Saccard.

Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse, était chargé des télégrammes. Né à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement, d'abord commis à Bordeaux chez un banquier tombé ensuite à Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements, en dix années.Jusque-là, il s'y était bien conduit, régulier, consciencieux. Seulement, depuis un mois que Gustave était entré à la charge, il se dérangeait, entraîné par son nouveau camarade, très élégant, très lancé, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaître des femmes. Flory, le visage mangé de barbe, avait là-dessous un nez à passions, une bouche aimable, des yeux tendres ; et il en était aux petites parties fines, pas chères, avec mademoiselle Chuchu, une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, la fille ensauvée d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mâché, où luisaient de grands yeux bruns admirables.

Gustave, avant même d'ôter son chapeau, lui contait sa soirée.

Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porte, ah ! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis resté.

Tous deux s'étouffèrent de rire. Il s'agissait de Germaine Cœur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collègue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours été avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes très occupés, la tête embarrassée de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la Michodière, celui d'éviter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaître.

Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous réserviez pour la jolie papetière ?

Mais cette allusion à madame Conin rendit Gustave sérieux. Celle-ci, on la respectait : c'était une femme honnête ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fût montré bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas répondre, Gustave posa-t-il à son tour une question.

Et Chuchu, vous l'avez menée à Mabille ?

Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes rentrés, nous avons fait du thé.

Derrière les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide. Il eut un sourire, il s'adressa à Flory.

Est-ce que vous n'avez pas vu monsieur Mazaud ?

Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu à son appartement... Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur était là... Vous devriez sonner chez lui, car il peut très bien sortir, sans remonter.

Saccard remercia, se hâta de descendre un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de change, comblé par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, à un âge où l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il était de figure agréable, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activité, l'intelligence très alerte, elle aussi. On le citait déjà, à la corbeille, pourcette vivacité d'esprit et de corps, si nécessaire dans le métier, et qui, jointe à beaucoup de flair, à une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguë, des renseignements de Bourses étrangères de première main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arrière-cousin, disait-on, à l'agence Havas. Sa femme, épousée par amour, lui avait apporté douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait déjà deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois.

Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant.

Entrez donc, dit-il à Saccard. C'est vrai, avec ces petits êtres, on s'inquiète tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo.

Et il l'introduisit ainsi dans le salon, où sa femme se trouvait encore, tenant le bébé sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mère gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois étaient blonds, d'une fraîcheur de lait, la jeune mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux.

Tu vois bien que nous étions fous.

Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurés !

Devant ce grand bonheur, Saccard s'était arrêté, en saluant. La pièce, luxueusement meublée, sentait bon la vie heureuse de ce ménage, que rien encore n'avait désuni : à peine, depuis quatre ans qu'il était marié,donnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse de l'Opéra-Comique. Il restait un mari fidèle, de même qu'il avait la réputation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgré la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de félicité sans nuage, se respirait réellement dans la paix discrète des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, débordant d'un vase de Chine, avait imprégné toute la pièce.

Madame Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement :

N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour être toujours heureux ?

J'en suis convaincu, madame, répondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher.

Elle s'était levée, rayonnante. Elle embrassa à son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'était pendue au cou de son père. Celui-ci, voulant cacher son émotion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne.

Vous voyez, on ne s'embête pas, ici.

Puis, vivement :

Vous avez quelque chose à me dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux.

En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des différences ; et il fut surpris de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec sonclient. D'ailleurs, dès qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur les formalités, pour faire admettre une valeur à la cote officielle. Négligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque Universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crédit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutait, ne bronchait pas ; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dérangé pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'était pas d'une fidélité très sûre ; seulement, qui était fidèle, en affaires et en amour ? personne ! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vérité sur Daigremont, après leur rupture, qui avait occupé toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres à Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, à large figure gaie, dont la voix mugissante était célèbre, mais qui devenait lourd, le ventre empâté ; et c'était comme une rivalité qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisé par la chance, le vieux arrivé à l'ancienneté, ancien fondé de pouvoirs à qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par sa passion du jeu, toujours à la veille d'une catastrophe, malgré des gains considérables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Cœur ne lui coûtait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme.

Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cédant à la rancune, malgré sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices... Il est très dangereux.

Puis, après un silence :

Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Gundermann ?

Jamais ! cria Saccard, que la passion emportait.

A ce moment, Berthier, le fondé de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était la baronne Sandorff qui venait payer des différences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour réduire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-même la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il l'évitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pas pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dès qu'il s'agit de payer.

Non, non, dites que je n'y suis pas, répondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centime, entendez-vous !

Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu :

C'est vrai, mon cher, elle est très gentille, celle-là, mais vous n'avez pas idée de cette rapacité... Ah ! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne ! plus je me méfie, plus je tremble de n'être pas payé... Oui, il y a des jours où, endehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle de province.

La porte s'était rouverte, un employé lui remit un dossier qu'il avait demandé le matin, et sortit.

Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installé à Vendôme, un sieur Fayeux... Eh bien ! vous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre... En vérité, le meilleur de nos maisons, le fonds même est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue.

Une association d'idées se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse.

Vous avez donc Sabatani, maintenant ? demanda-t-il.

Depuis un an, je crois, répondit l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas ? Il a commencé petitement, il est très sage et il fera quelque chose.

Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait même plus, c'était que Sabatani avait seulement déposé chez lui une couverture de deux mille francs. De là, le jeu si modéré du début. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la médiocrité de cette garantie fût oubliée ; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour où, culbutant dans une grosseliquidation, il disparaîtrait. Comment montrer de la défiance vis-à-vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilité, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue élégante qui est indispensable, comme l'uniforme même du vol à la Bourse ?

Très gentil, très intelligent, répéta Saccard, qui prit soudain la résolution de songer à Sabatani, le jour où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules.

Puis, se levant et prenant congé :

Allons, adieu !... Lorsque nos titres seront prêts, je vous reverrai, avant de tâcher de les faire admettre à la cote.

Et, comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant :

Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat.

Jamais ! cria-t-il de nouveau, l'air furieux.

Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault : le premier empochait d'un air navré son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des éclats de voix, l'air agressif et superbe, comme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'étant entrouverte, des rires s'en échappèrent, le récit que Gustave faisait à Flory d'une partie de canot,dans laquelle la barreuse, tombée à la Seine, avait perdu jusqu'à ses bas.

Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez Daigremont ; et, bien qu'il se fût emporté au seul nom de Gundermann, il se décida brusquement à monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prévenu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lèvres son mauvais rire ? Il se donna même comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il désirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulée s'étant mise à battre le pavé d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence.

Gundermann occupait là un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariés, qui lui avaient déjà donné quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait réunie, ils étaient, en les comptant sa femme et lui, trente et un à table. Et, à part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôtel, tous les autres avaient là leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis que le bâtiment central était pris entièrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siècle, la monstrueuse fortune d'un milliard était née, avait poussé, débordé dans cette famille, par l'épargne, par l'heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestination, aidée d'une intelligence vive, d'un travail acharné, d'uneffort prudent et invincible, continuellement tendu vers le même but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann était le vrai maître, le roi tout-puissant, redouté et obéi de Paris et du monde.

Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'était comme une révolte de sa chair même, une répulsion de peau qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même, dès qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses d'honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaître les lois, mais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol, de sang et de colère ; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée, s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisserde la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant œuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financières, cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquées, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparé la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royauté, et qu'on pouvait déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur.

En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents à lui ; mais c'était déjà unhonneur, une recommandation que d'être reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'était-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser le défilé, un défilé incessant, un véritable galop, par les portes battantes. Et, malgré la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit, dans le flot.

Le cabinet de Gundermann était une immense pièce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, près de la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon à tourner le dos à la lumière, il avait le visage complètement dans l'ombre. Levé dès cinq heures, il était au travail, lorsque Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appétits se ruait, galopant devant lui, sa journée déjà était faite. Au milieu du cabinet, à des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allées et venues d'un monde d'employés. Mais c'était là le fonctionnement intérieur de la maison. La rue traversait toute la pièce, n'allait qu'à lui, au maître, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures, jusqu'au déjeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer très aimable.

Dès que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard.

Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure.

Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le même salut profond, tiraient de leur redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'œil, puis la rendait ; et rien n'égalait sa patience, si ce n'était son indifférence complète, sous cette grêle d'offres.

Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleuré. Ce jour-là, sans doute, il était à bout d'humilité, car il se permit une insistance inattendue.

Voyez donc, monsieur, le Mobilier est très bas... Combien faut-il que je vous en achète ?

Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement :

Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ?

Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois.

Eh bien ! ne revenez pas.

Le remisier salua et se retira, après avoir échangé, avec Saccard, le coup d'œil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune.

Saccard se demandait, en effet, quel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Evidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale, il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir là une discipline, une façon de procéder chaque matin à une revue du marché, dans laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fût-il. Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiosités arriva, avec une boîte en or émaillé du dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille à nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la présentation mécanique de la cote ; pendant que le flot des employés, à mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches, venant demander des signatures.

Mais ce fut le comble au tapage : un petit garçon de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se pendirent à son cou ; ce qu'il laissafaire placidement, les baisant lui-même avec cette passion juive de la famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend.

Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard.

Ah ! mon bon ami, vous m'excusez, vous voyez que je n'ai pas une minute à moi... Vous allez m'expliquer votre affaire.

Et il commençait à l'écouter, lorsqu'un employé, qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom à l'oreille. Il se leva aussitôt, sans hâte pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place.

Malgré sa sourde irritation, Saccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout dans cette pièce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateur, un capitaine d'aventures, manœuvrant les millions des autres, rêvant, à l'exemple de Saccard, des combats héroïques où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé sous ses ordres ; il était, comme il ledisait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'était ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où la victoire lui restait infailliblement, par la vertu décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable, dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maître absolu, obéi sur un coup d'œil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à soi, ainsi manœuvré est une force inexpugnable.

Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais déjeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être.

C'était la petite salle à manger de l'hôtel, celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-là, ils n'étaient que dix-neuf à table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait.

Il resta un instant les yeux fermés, épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée, car il souffrait du foie et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes, porté le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il soupira.

Ah ! je suis éreinté, aujourd'hui !

Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? demanda Saccard.

Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits ; et, naïvement :

Mais je ne peux pas !

En effet, on ne le laissait pas même boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pâtisseries, et que les enfants, excités par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant.

Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du lait, il ne pouvait même plus toucher à une viande, ni à un gâteau. Alors, à quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté : durant quarante ans, il était resté d'une fidélité stricte à la sienne ; et, aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette du bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l'amour désintéresséde l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avare classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre.

Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque Universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à le confesser, résolu d'avance à l'éconduire ensuite.

Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses papiers ?

Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille.

Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça ; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas unebonne place, hein ? une préfecture, ou bien une recette, non, pas une recette, c'est encore trop dangereux... Méfiez-vous, méfiez-vous, mon bon ami.

Saccard s'était levé, frémissant.

C'est bien décidé, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous ?

Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez mangé avant trois ans.

Il y eut un silence, gros de batailles, un échange aigu de regards qui se défiaient.

Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé.

Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol à petits coups, les lèvres toutes blanches de lait.

Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était une journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilà un, décidément, qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os ! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas ? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui secroyaient les maîtres du festin ! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat : il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait traité avec Cartouche, pour la conquête, même à la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort.

Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait, planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beauté, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice, le maître du logis menait un train princier, était aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs,affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra, chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'art, était uniquement payé par la spéculation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences de deux et trois cent mille francs, à chaque liquidation de quinzaine.

Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Agé déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, très élégant avec sa coiffure soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilité, d'une confiance absolue en lui, certain de vaincre.

Tout de suite, il se précipita.

Ah ! mon cher ami, que devenez-vous ? Je pensais encore à vous, l'autre jour... Mais n'êtes-vous pas mon voisin ?

Pourtant, il se calma, renonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de créer la Banque Universelle, au capital de vingt-cinq millions, il cherchait à former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à l'avance le succès de l'émission, en s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission, soit quarante mille actionsau moins. Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait, le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita.

Non, non, je suis accablé, je ne veux rien entreprendre de nouveau.

Puis, tenté pourtant, il posa des questions, voulut connaître les projets que patronnerait la nouvelle maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on lancerait, cette idée de syndiquer toutes les Compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda tout d'un coup.

Eh bien ! je consens à en être. Seulement, c'est à une condition... Comment êtes-vous avec votre frère le ministre ?

Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume.

Avec mon frère... Oh ! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternelle, mon frère.

Alors, tant pis ! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi... Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés.

D'un geste colère d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaînes, pour se lier pieds et mains ? Mais, en même temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependant, il refusait brutalement.

Non, non, il a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas.

Ecoutez, reprit Daigremont, j'attends Huret à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé... Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq heures... Hein ! rendez-vous à cinq heures ?

La tête basse, Saccard réfléchissait.

Mon Dieu ! si vous y tenez !

Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec Rougon, tout ce que vous voudrez.

C'est bon, j'y vais.

Il partait, après une vigoureuse poignée de main, lorsque l'autre le rappela.

Ah ! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez Sédille, faites-leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être... Je veux qu'ils en soient.

A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardé, bien qu'il n'eût qu'à descendre le bout de la rue, pour être chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'après-midi ; et il rentra vivement déjeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisinière qui lui servit elle-même un morceau de viande froide, qu'il dévora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vétérinaire, il en résultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de madame Caroline, qui mettrait ordre à tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondée diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse :

Au Corps législatif !

Son plan était d'arriver avant la séance, de façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-là un débat passionné, car un membre de la gauche devait soulever l'éternelle question du Mexique ; et Rougon, sans doute, serait forcé de répondre.

Comme Saccard entrait dans la salle des Pas perdus, il eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraîna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvèrent seuls, grâce à la grosse émotion qui régnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait à souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret,préoccupé, ne comprit-il pas d'abord, et se fit-il expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta.

Oh ! mon cher ami, y pensez-vous ! parler à Rougon en ce moment ! Il m'enverra coucher, c'est sûr.

Puis, l'inquiétude de son intérêt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, à qui il devait sa candidature officielle, son élection, sa situation de domestique bon à tout faire, vivant des miettes de la faveur du maître. A ce métier, depuis deux ans, grâce aux pots de vin, aux gains prudents ramassés sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensée de s'y retirer et d'y trôner après la débâcle. Sa grosse face de paysan malin s'était assombrie, exprimait l'embarras où le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnât le temps de se rendre compte s'il y aurait là, pour lui, bénéfice ou dommage.

Non, non ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volonté de votre frère, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu à moi. Il n'est guère tendre, quand on l'embête ; et, dame ! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crédit.

Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagner, dans le lancement de la Banque Universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, le succès certain et colossal. Daigremont, enthousiasmé, se mettait à la tête du syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé d'en être. Il était impossible que lui, Huret,n'en fût pas : ces messieurs le voulaient absolument avec eux, à cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien qu'il consentirait à faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probité.

A cette promesse d'être nommé membre du conseil, le député le regarda bien en face.

Enfin, qu'est-ce que vous désirez de moi, quelle réponse voulez-vous que je tire de Rougon ?

Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui exige que je me réconcilie. Peut-être a-t-il raison... Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous.

Huret, les yeux à demi fermés, ne se décidait toujours pas.

Voilà ! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en contentera, et nous bâclons ce soir la chose à nous trois.

Eh bien ! je vais essayer, déclara brusquement le député, en affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand la gauche le taquine... A cinq heures !

A cinq heures !

Saccard resta près d'une heure encore, très inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole.A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant à la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui était arrêté. Peut-être, dans la bousculade, son frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait déjà le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont.

Cocher, rue de Babylone.

C'était rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dépendances d'un grand hôtel, un pavillon qui avait abrité le personnel des écuries, et dont on avait fait une très confortable maison moderne. L'installation était luxueuse, avec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyait, du reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement par des infirmités. Cependant, la maison, les meubles étaient à elle, il logeait en garni chez elle, n'ayant à lui que ses effets, une malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, séparé de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes déjà, il avait refusé nettement de payer ses différences, et le syndic, après s'être rendu compte de la situation, ne s'était pas même donné la peine de lui envoyer du papier timbré. On passait l'éponge, simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dès qu'il perdait, il ne payait pas : on le savait et on s'y résignait. Il avait un nom illustre, il était extrêmement décoratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagnies, en quêted'enseignes dorées, se le disputaient-elles : jamais il ne chômait. A la Bourse, il avait sa chaise, du côté de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le côté de la spéculation riche, qui affectait de se désintéresser des petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent il avait influencé le marché. Enfin, tout un personnage.

Saccard, qui le connaissait bien, fut quand même impressionné par la réception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ans, à la tête très petite posée sur un corps de colosse, la face blême, encadrée d'une perruque brune, du plus grand air.

Monsieur le marquis, je viens en véritable solliciteur...

Il dit le motif de la visite, sans entrer d'abord dans les détails. D'ailleurs, dès les premiers mots, le marquis l'arrêta.

Non, non, tout mon temps est pris, j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser.

Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait :

C'est Daigremont qui m'envoie, il a songé à vous.

Il s'écria aussitôt :

Ah ! vous avez Daigremont là-dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi.

Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec la désinvolture aimable d'un grand seigneur qui nedescend pas à ces détails et qui a une confiance naturelle dans la probité des gens.

Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le prête, et j'en suis très heureux, voilà tout... Dites seulement à Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira.

En remontant dans son fiacre, Saccard, égayé, riait d'un rire intérieur.

Il nous coûtera cher, pensait-il, mais il est vraiment très bien.

Puis, à voix haute :

Cocher, rue des Jeûneurs.

La maison Sédille avait là ses magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste rez-de-chaussée. Après trente ans de travail, Sédille, qui était de Lyon et qui avait gardé là-bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, à la suite d'un incident de hasard, s'était déclarée et propagée en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considérables, coup sur coup, l'avaient affolé. A quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? Dès lors, il s'était désintéressé peu à peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; et, comme la déveine était venue, persistante, il engloutissait là tous lesbénéfices de son commerce. A cette fièvre, le pis est qu'on se dégoûte du gain légitime, qu'on finit même par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine était fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille.

Saccard trouva Sédille agité, inquiet, car celui-ci était un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espérant, toujours abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait honnête au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui être désastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dès les premières paroles.

Ah ! mon cher, si c'est la chance que vous m'apportez, soyez le bienvenu !

Ensuite, il fut pris d'une terreur.

Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir.

Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'était, pour le négociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme de joie et de fête, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement à croquer les fortunes faites. Son père l'avait mis chez Mazaud, pour voir s'il mordrait aux questions de finance.

Depuis la mort de sa pauvre mère, murmura-t-il, il m'a donné bien peu de satisfaction. Enfin, peut-être apprendra-t-il là-bas, à la charge, des choses qui me seront utiles.

Eh bien ! reprit brusquement Saccard, êtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en était.

Sédille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altérée de désir et de crainte :

Mais oui, j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en être ! Si je refusais et que votre affaire marchât, j'en serais malade de regret... Dites à Daigremont que j'en suis.

Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il éprouvait de marcher un peu, lui firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'était pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un déluge mêlé de grêle, le força de nouveau à se réfugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris à battre ! Après avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il héla une voiture vide qui passait. C'était une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempé rue La Rochefoucauld et en avance d'une grande demi-heure.

Dans le fumoir où le valet le laissa, en disant que monsieur n'était pas rentré encore, Saccard marcha à petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissancemélancolique et profonde, s'étant élevée dans le silence de l'hôtel, il s'approcha de la fenêtre restée ouverte, pour écouter : c'était madame qui répétait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercé par cette musique, il en vint à songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont : l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardé en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers à lui, jusqu'à ce qu'il eût créé un marché, établi un prix ; puis, la vente sérieuse, la dégringolade fatale de trois cents francs à quinze francs, les bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. Ah ! il était fort, un terrible monsieur ! La voix de madame continuait, exhalant une plainte de tendresse, éperdue, d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la pièce, s'était arrêté devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs.

Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaître Huret.

Comment, c'est déjà vous ? Il n'est pas cinq heures... La séance est donc finie ?

Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent.

Et il expliqua que, le député de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait répondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'était risqué à relancer le ministre, pendant une courte suspension de séance, entre deux portes.

Eh bien ! demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frère ?

Huret ne répondit pas tout de suite.

Oh ! il était d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où je le voyais, espérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc, je lui ai lâché votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation.

Et alors ?

Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secoué, en me criant dans la figure : " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a planté là.

Saccard, devenu blême, eut un rire forcé.

C'est gentil.

Dame ! oui, c'est gentil, reprit le député, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous pouvons marcher.

Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas :

Laissez-moi faire.

Evidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque Universelle, et d'en être. Sans doute, il s'était déjà rendu compte du rôle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dès qu'il eut serré la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air.

Victoire ! cria-t-il, victoire !

Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça.

Mon Dieu ! le grand homme a été ce qu'il devait être. Il m'a répondu : " Que mon frère réussisse ! "

Du coup, Daigremont se pâma, trouva le mot charmant. " Qu'il réussisse ! " ça contenait tout : qu'il ne fasse pas la bêtise de ne pas réussir, ou je le lâche ; mais qu'il réussisse, je l'aiderai. Exquis, en vérité !

Et, mon cher Saccard, nous réussirons, soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça.

Puis, comme les trois hommes s'étaient assis, afin d'arrêter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenêtre ; car la voix de madame, peu à peu enflée, jetait un sanglot d'une désespérance infinie, qui les empêchait de s'entendre. Et, même la fenêtre close, cette lamentation étouffée les accompagna, pendant qu'ils décidaient la création d'une maison de crédit, la Banque Universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il était en outre entendu que Daigremont, Huret, Sédille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquièmes des actions, soit quarante mille ; de sorte que le succès de l'émission était assuré, et que, plus tard, détenant les titres, les rendant rares sur le marché, ils pourraient les faire monter à leur gré. Seulement, tout faillit être rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, à répartir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se récria, déclara qu'il n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant même que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situationdavantage ? Pourtant, il dut céder, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours.

Ils se séparaient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de désespoir.

Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas, il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si vous étiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-même, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous être utile.

Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journées de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacre, espérant rentrer chez lui à deux pas ; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit à pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavé de Paris, qu'il reconquérait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latérale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allée obscure Gustave Sédille, qui disparut, sans s'être retourné. Lui, s'était arrêté, regardant la maison, un discret hôtel meublé, lorsque, dans une petite femme blonde, voilée, qui sortait à son tour, il reconnut positivement madame Conin, la jolie papetière. C'était donc là, quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'unjour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystère, au beau milieu du quartier, était fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, très égayé, enviant Gustave : Germaine Cœur le matin, madame Conin l'après-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme ! Et, à deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaître, tenté d'en être, lui aussi.

Rue Vivienne, au moment où il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à la voix des fées légendaires, l'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculation, entendue déjà le matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il s'épanouit, à la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon présage.

Justement, Kolb se trouvait en bas, à l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz éclairaient éternellement, les deux fondeurs vidaient à la pelle les caisses doublées de zinc, pleines, ce jour-là, de pièces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carré. La chaleur était forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voûte basse. Des lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrêtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passé là, assurant au banquier unbénéfice de trois ou quatre cents francs à peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette différence réalisée entre deux cours, étant des plus minimes, s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De là, ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de cette cave, où l'or venait en pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or.

Dès que Kolb, un homme petit, très brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, décelait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or couvrait d'un bruit de grêle, il accepta.

Parfait ! cria-t-il. Très heureux d'en être, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous êtes dérangé !

Mais ils s'entendaient à peine, ils se turent, restèrent là un instant encore, étourdis, béats dans cette sonnerie si claire et exaspérée, dont leur chair frémissait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme.

Dehors, malgré le beau temps revenu, une limpide soirée de mai, Saccard, brisé de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais bien remplie !

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