Désormais, Etienne était le chef incontesté. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que l'étude l'affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de lettres ; même il s'était abonné au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades, une considération extraordinaire. Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultationsaux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c'était un continuel gonflement de vanité, pour lui, l'ancien mécanicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d'un échelon, il entrait dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions d'intelligence et de bien-être, qu'il ne s'avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d'instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dès qu'il se trouvait devant un monsieur en redingote. S'il continuait à s'instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait l'assimilation très lente, une telle confusion se produisait, qu'il finissait par savoir des choses qu'il n'avait pas comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens, éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n'être point l'homme attendu. Peut-être aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d'agir, sans compromettre les camarades ? Mais une révolte le remettait bientôt d'aplomb. Non, non, pas d'avocats ! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s'engraisser avec le peuple ! Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rêve de chef populaire le berçait de nouveau : Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain brouillard, qui sait ? la députation un jour, la tribune d'une salle riche, où il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier dans un Parlement.